21 jours

en centre de désintoxication

(Jour) 1

  • Moral : Curieux
  • État d'esprit : Déjà une nouvelle aventure
  • Niveau de bien-être 5
  • Niveau de fatigue 5
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 2
    • Ouïe 2
    • Toucher 2

Je suis un peu parti à reculons ce matin. Pas parce que je ne veux plus participer à cette émission formidable, mais parce que j'ai du mal à reprendre mon souffle entre chaque épisode. Les adieux aux enfants étaient presque mécaniques.  Comme s'ils s'y étaient un peu résignés.

Je fixais la route en roulant avec l'assistante-réalisatrice Amélie, tout aussi habitué de me rendre à nouveau vers un endroit totalement inconnu rempli de personnes toutes aussi inconnues qui font des affaires que je ne comprends pas encore.

Cette fois, j'ai transporté mes valises jusque dans un vieux couvent de la belle municipalité de Saint-Jacques, près de Joliette. Je vais passer les trois prochaines semaines au pavillon Louis Cyr, un centre de traitement des dépendances. Je vais y côtoyer 17 personnes inscrites en thérapie fermée pour combattre leurs dépendances aux drogues et à l'alcool. 16 hommes et une femme. Plusieurs y sont pour des raisons carcérales, ce qui signifie qu'ils y vont pour éviter ou alléger des peines de prison.

Sandrine, la patronne m'a fait faire la visite du propriétaire. Une longue visite tellement le couvent est immense. La décoration est magnifique, rustique avec des planchers en bois qui craquent sous nos pas. Les statues de la vierge et autre artéfacts religieux jalonnent notre parcours. Le couvent était une école, donc les vestiaires, salles de classe et cafétérias des écoliers ont été magnifiquement préservés.

J'ai croisé les premiers résidents pendant ma visite, qui faisaient l'aller-retour entre leur dortoir et le fumoir à l'extérieur quatre étages plus bas. L'escalier pour s'y rendre, que l'on emprunte sans arrêt, m'essouffle déjà. 

Outre le fait qu'il faudra encore que j'apprenne les noms de plein de nouveaux gens et une réalité que je ne connais pas, j'ai d'entrée de jeu senti une résistance de la part des résidents en thérapie. La présence d'une équipe de tournage ne fait clairement pas l'unanimité. Certains manifestent à voix haute leur désaccord. La patronne Sandrine tente de calmer le jeu. J'ai essayé de créer quelques liens autour d'un diner au hot dog à la cafétéria, mais la méfiance est palpable. J'y suis habitué alors je ne m'en fais pas.

C'est con, mais on ne devrait pas s'habituer aussi aisément à des choses de même.

Mon travail ici n'est pas encore très clair. Je suis sensé être stagiaire en intervention, mais je dors avec les résidents dans leur dortoir (à ma demande pour nouer des liens). Une « chambre » spartiate avec un lit simple et une commode, isolée par un drap et des murs d'environ sept pieds de haut en carton.

Comment vais-je pouvoir aider des gens aux prises avec de lourds problèmes de dépendance ? Avec quelle expertise, sinon celle de plusieurs années de soirées bien arrosées ? Enfin, je suppose que mon rôle va se préciser rapidement.

Parlant de crédibilité, j'ai assisté à un atelier avec Pascal, un intervenant. Une demi-douzaine de résidents y était aussi. Les autres ont refusé, en raison de la présence de la caméra. Étaler sa vie lorsqu'on est au plus bas n'éveille sans doute pas un sentiment de fierté chez certains. On peut comprendre.

Pascal, qui a vécu 18 années de consommation, a le respect des résidents. Il est passé par où ils passent. Son programme d'intervention suit les fameuses 12 étapes, celles utilisées par les alcooliques anonymes. L'atelier d'aujourd'hui était consacré à la sixième. « Nous avons pleinement consenti à ce que Dieu élimine tous ces défauts de caractère. »

Pascal est un bon tribun. Sa voix est forte. Il sacre. Il parle pour que tout le monde comprenne. Mais surtout, il n'y va pas de main morte. « Toé, prends-le pas mal, mais il serait temps que tu farmes ta grande yeule pis que tu bouges », lance-t-il à Sébastien, qui opine du bonnet. C'est son deuxième séjour en thérapie ici. Pas étonnant, lorsque l'on sait que le taux de réussite est de 2 à 3%.

Les gars se parlent durement entre eux, mais avec un grand respect. Ils lavent tellement de linges sales ensemble que le savon revole partout.

Dieu est pas mal présent dans ces étapes. La dimension spirituelle est au cœur de la thérapie. Pas nécessairement celle de Dieu ou d'un autre, mais de quelque chose de supérieur. C'est l'étape 2. « Nous en sommes venus à croire qu'une puissance supérieure à nous-mêmes pouvait nous rendre la raison. »

L'athée que je suis risque d'avoir du mal à se laisser convaincre. 

Des nouvelles domestiques ont assombri ma journée. Ma blonde Martine avait un rendez-vous chez le médecin. Elle est fatiguée depuis longtemps et elle sentait une bosse sous un de ses seins, près de l'aisselle. Le médecin lui a évoqué les scénarios possibles, du pire au moins pire. D'autres examens suivront ces prochaines semaines.

J'ai un peu de misère à ne pas y penser. Je me sens loin.

À peu près au même moment, les gars ont décidé de me faire mon initiation. Pascal m'a rasé les cheveux. Un peu tout croche. Aston, un résident, a fini le travail. Je ne sais trop quoi penser de ce nouveau look. J'ai l'air d'un cancéreux qui ne saute pas de repas. J'espère m'habituer. Les gars semblaient trouver que c'était mieux ainsi. L'initiation était bidon de toute façon. Les gars voulaient seulement se payer ma gueule. Chouette.

Je dois y aller, j'ai une rencontre avec les Cocaïnomanes anonymes qui débute dans quelques minutes.

Entre les rencontres et les ateliers, les résidents et les intervenants se retrouvent au fumoir. Parce que fumer est la seule dépendance possible ici.

Les premiers jours sont toujours les plus rough.

Les premiers jours sont toujours ceux qu'on voudrait passer à la maison.

Particulièrement aujourd'hui. 

(Jour) 2

  • Moral : Désorienté
  • État d'esprit : Bas blancs bas noirs
  • Niveau de bien-être 5
  • Niveau de fatigue 6
  • Niveau de compétence 2
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 4
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 2

Ce sera impossible de résumer ici en 500 mots tout ce que je vois en une seule journée.

Même avant de raconter cette journée, quelques mots sur la soirée d'hier soir, où j'ai assisté à une rencontre des cocaïnomanes anonymes, obligatoires pour les résidents à chaque lundi.

« Bonsoir, mon nom est Julie et je suis cokée!»

-Bonsoir Juliiiieee

On a remis les jetons selon les périodes d'abstinence de chacun, sous les applaudissements nourris. On m'a remis celle du nouveau joueur. Richard m'encourageait à le faire pour être dans la gang.

En préambule, l'animatrice de la séance a mentionné qu'il n'est pas nécessaire d'être accroc à la coke pour y avoir droit. Il faut simplement vouloir entreprendre une démarche sérieuse pour enrayer une dépendance. Le spectre est large, j'ai pris un jeton en expliquant que je réalisais que nous étions tous accrocs à quelque chose à notre façon. Les participants m'ont applaudi. 

Étienne, un ancien toxicomane, était en visite pour offrir un témoignage. Un moment riche en émotions. Il a raconté l'abandon qu'il a ressenti dès l'âge de trois ans par ses parents, pourtant des bons parents qui le gâtait. Ces derniers étaient cependant toujours en voyage d'affaires ou d'agréments, sans lui. Le vide a grandi. Tout a empiré lorsqu'il a découvert son homosexualité. Ses parents l'ont rejeté. Il a consommé plusieurs années avant d'entreprendre des démarches pour s'en sortir.

La première nuit a été difficile. Les ronflements, les flatulences, les bruits de matelas, le plancher qui craque : je me sentais de retour dans une ressource pour itinérants.

Ma journée s'est amorcée dans une salle de meeting avec les intervenants et leur supérieure Marie-Josée. Mon rôle se précise : je serai stagiaire en intervention.

Il y a Jean-Claude, un homme d'une cinquantaine d'années, affable, strict, réfléchi. Il y a aussi Benoit, plus émotif, nerveux. Marie-Josée, elle, est une verbomotrice. Ils ont tous vaincu leurs propres démons avant d'aider les résidents du centre à affronter les leurs.

On me parle des dossiers de certains patients. Je suis dans le secret des Dieux. Notre rencontre s'amorce par une prière.

Ce matin, nous traitons du cas de Sébastien, 33 ans, que j'ai rencontré la veille. C'est sa deuxième thérapie ici mais le problème en est un de comportement. Sébastien a rechuté pour la deuxième fois en fin de semaine dernière. Et entre les murs du centre de thérapie. Il aurait acheté sa drogue dehors près du centre. Comme quoi les revendeurs rôdent autour des accrocs. Son expulsion semble imminente. Le jeune homme, avec ses cheveux gominés à la mode et ses boucles d'oreilles, est conduit dans une salle attenante par son intervenant Benoit comme un condamné à mort. Lorsqu'il entre dans la pièce, on n'entend pas une mouche voler. Marie-Josée lui expose la situation : tu as rechuté deux fois sans entreprendre de véritable démarche pour t'en sortir. Pourquoi on te garderait ?

Le jeune homme est crispé sur sa chaise. Il admet ses fautes et promets de toute faire pour rester. Il parle un peu mollement de son fils de trois ans qu'il ne voit plus et qui est élevé par ses parents.

Après réflexion à huis clos, les intervenants décident de leur donner une seconde chance, en lui imposant des conditions thérapeutiques plus strictes. J'aiderais Benoit à m'occuper de lui durant mon séjour. «Voici Hugo, il a aussi vécu des choses. À toi de les découvrir », résume Marie-Josée.

Mes choses ne sont sans doute pas mal banales à côté de celles de Sébastien.

Au tour ensuite de Jessy d'entrer dans la pièce. Ce qui frappe, c'est sa maturité pour un gars de 18 ans. Le chouchou des intervenants à première vue. L'incarnation de l'espoir en quelque sorte. Le jeune homme est frêle, le visage poupin avec un mince filet de barbe. Il semble amorphe. Difficile de l'imaginer en colère. Pourtant, un de ses objectifs de thérapie est de contrôler son impulsivité. Jessy a déjà signé quelques hold-up très violents pour payer sa consommation. Il a fait de la prison, en plus d'avoir posé ses valises dans un centre jeunesse. Il est un des résidents provenant du milieu carcéral. S'il s'engage à suivre sa thérapie, il évitera le retour en prison. Son engagement semble sincère. Sa conduite est irréprochable et il a la chance de compter sur le soutien de sa mère et sa blonde, des appuis rares ici. Sa mère aurait aussi un passé de consommatrice. 

J'ai hâte d'en apprendre plus sur lui. Il commence son cheminement. Comme moi.

Après le diner, Benoit a offert un atelier aussi inusité qu'intense. Il demande d'abord aux résidents de se fermer les yeux pendant qu'une musique joue dans son ordinateur. Lorsque la musique cesse, les participants, disposés en cercle, doivent regarder sous leurs chaises. Si une paire de bas blancs s'y trouve, le participant doit raconter la plus belle chose qui lui soit arrivé dans la vie. Si la paire de bas est noire, c'est le contraire. Ça semble banal, mais l'ambiance est pesante. Très pesante. Un des résidents raconte que son pire moment à vie est quand il tentait d'enlever la vie à sa conjointe. Un autre, Vincent, lorsque son ami est mort dans ses bras. Je n'échappe pas à l'exercice en racontant le suicide de mon meilleur ami Ben. J'ai dû refouler mes larmes. Cet exercice de marde fonctionne, je ne m'autorise jamais de revisiter de tels souvenirs. Jamais à jeun en tout cas. La naissance des enfants trône en tête des meilleurs moments des pères dans la pièce. Même si la plupart n'ont pas de contacts avec leurs enfants.

Enfin, des journées riches en émotions. Tout le monde semble à fleur de peau. J'ai eu une nouvelle rencontre avec les intervenants en fin d'après-midi. Pascal s'ajoute au groupe. On revient sur la chance donnée à Sébastien. Pascal est contre, mais se résigne.

Je sens que je vais trouver difficile d'apprendre plusieurs détails de la vie des résidents, alors que je me mêle à eux parallèlement, notamment dans le dortoir. Me verront-ils comme un espion ? Un stool ? Sans doute un peu, m'assure Pascal. Mais ne t'en fais pas, ce sont des manipulateurs professionnels. « Je le sais, je suis passé par là », ajoute-t-il de son sourire carnassier.

Le tournage au souper a été annulé. Un des résidents a pété une coche en apprenant que la caméra s'en venait. On remettra ça à plus tard. L'ambiance est au couteau.

Après ces quelques lignes, je vais assister au meeting des Narcomanes anonymes.

Paraît que la conférencière est cute.

(Jour) 3

  • Moral : Amorphe
  • État d'esprit : Mal de bloc et mal du pays
  • Niveau de bien-être 2
  • Niveau de fatigue 10
  • Niveau de compétence 3
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 4
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 2

Je me suis réveillé avec un mal de tête carabiné. Même si je me suis couché au couvre-feu vers 22h30, j'étais complètement exténué en me levant ce matin vers 7h30. On n'a d'ailleurs pas le choix de se lever à cette heure-là, puisque le déjeuner est servi à 8h.

Déjeuner est un grand mot, puisqu'il s'agit de toasts au beurre d'arachide et à la confiture.

C'est de circonstance, mais j'ai presque les symptômes du sevrage. Je suis frigorifié, amorphe et je n'ai pas d'appétit. C'est peut-être l'automne exceptionnellement chargé qui me rentre dedans comme un train. Je ne le réalisais pas vraiment, mais je vis comme un excessif. Comme quelqu'un qui ne veut jamais rien manquer. Je sors beaucoup, travaille beaucoup, tout en voulant profitant au maximum de mes enfants. Je dors peu. Je brûle sans doute la chandelle par les deux bouts.

Et là, ici, j'ai l'impression que l'adrénaline vient de tomber d'un coup sec. Dans le meilleur des cas, je vais me refaire une santé. 

Temporaire, je me connais. 

Le café goûte dégueulasse. Du café instantané. Je ferais 1000 rechutes pour un latté.  Le premier atelier s'est déroulé avec Jean-Claude.

Chaque matin est un éternel recommencement. On fait les prières, la lecture des 12 étapes et chacun y va d'une intervention selon ce qui lui passe par la tête. « Bon 24 !», lancent simplement ceux qui n'ont pas grand-chose à dire. Bonne journée en quelque sorte.

Je me sens encore imposteur même si les gars m'ont admis parmi eux. « J'oublie dès fois que tu es là...ben je veux dire comme un gars de la TV », m'a lancé Aston, entre deux bouchées de soupe, au diner.

Je ne peux pas prétendre partager leurs parcours. Le mien ne m'a pas fait perdre le contrôle sur ma vie. Je réalise néanmoins qu'un pas me sépare de ces gars-là. Mais je connais encore peu le passé des gars. Je vais peut-être alors réaliser que des années-lumière nous séparent. Ou pas.

J'ai fait une sieste avant l'atelier d'après-midi. Benoit demandait aux résidents qu'est-ce qui les feraient rechuter. Les femmes, pour la plupart. La mortalité sinon. Le stress aussi ou simplement l'opportunité. Pour ces gens qui ont traversé la ligne, la consommation n'est aucunement associée à la fête. Le fun dure deux secondes, puis s'amorce le cycle de la culpabilité et de l'auto-flagellation. Pour s'imposer ça, il faut vraiment que la dépendance soit forte.  Daniel a cessé de consommer de la cocaïne 26 ans avant de retomber le nez dans le sac. Il n'a eu aucun plaisir. Il a tout perdu à nouveau. L'homme se distingue par d'indéniables aptitudes intellectuelles. Il avait un travail très payant avant de se faire prendre pour fraude. Il est très frustré contre la chef clinique qui l'empêche de sortir avant trois mois. Il plaide l'injustice. « J'ai pensé rechuter », a-t-il avoué en parlant de la prolongation de son séjour. 

Si comme lui, plusieurs viennent en thérapie pour éviter la prison, difficile de ne pas se sentir enfermé. La majorité n'a pas le droit de sortir. Le monde extérieur ici se limite à contempler l'église par la fenêtre et la petite cour où se trouve le fumoir.

Ce huis clos devient étouffant. Parfois, notre minuscule chambrette derrière le rideau devient notre unique refuge.

Ironique compte tenu que le couvent regorge de chambres et de vastes salles inhabitées.

Mais ce soir les résidents ont exceptionnellement la permission de sortir. Chaque mercredi, la rencontre des AA se déroule au club optimiste à côté de l'église.

Paraît que la clientèle est âgée.

(Jour) 4

  • Moral : Énergisé
  • État d'esprit : Arrestation et désertion
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 1
  • Niveau de compétence 6
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 2

Une bonne nuit de sommeil. Faut croire que c'est tout ce dont j'avais besoin pour retrouver mon aplomb. Douze heures. De 19h à 7h. La dernière fois que j'ai fait ça, je devais être bébé. Et encore, ma mère m'a déjà dit que j'étais pas un dormeux.

Bref, ce long préambule pour dire que je me suis levé top shape.

Je suis sorti au dépanneur après le déjeuner avec l'objectif d'acheter une pinte de lait pour palier à l'infect lait en poudre qu'on nous offre au déjeuner pour le café (instant).

Comme Mathieu a passé son déjeuner à pester contre Michel qu'il croit coupable de lui avoir volé du lait de sa pinte, je lui en ai acheté une en bonus. « Je l'sais que c'est Michel. Je l'ai lu dans ses yeux. J'ai un pouvoir de télékinésiste, je peux lire dans les pensées », m'a-t-il lancé le plus sérieusement du monde dans la cafétéria.

Juste au moment où je me disais que cette expérience sera longue et pénible, j'ai découvert l'existence d'un petit café où l'on sert de bons lattés entre le dépanneur et le centre.

À l'atelier du matin, nous avons eu la visite de Maurice, un intervenant avec un lourd passé qui vient faire son tour à chaque jeudi. Grosse bedaine, le regard franc et le langage grivois : Maurice a le respect des gars.

Surprise : il sort le DVD de l'épisode Itinérant tournée en marge de la saison un de 21 Jours et propose d'aller l'écouter en gang dans le salon.

Je savais que le centre voulait le diffuser mais je ne savais pas que c'était maintenant.

Julie l'avait déjà écouté, lors de sa diffusion. Les autres m'en parlaient depuis mon arrivée.

Tout le monde a aimé. On en a même rejasé durant l'atelier de l'après-midi. Le documentaire a particulièrement ému Aston, qui a vécu la rue. « J'ai revu les endroits, le monde. J'ai revécu mon expérience en même temps », m'a-t-il confié entre deux étages de l'escalier que je ne suis plus capable de monter.

La police était sur place un peu avant midi. Deux agents de la SQ et quelques agents de l'identité judiciaire du Service de police de la Ville de Montréal. Ils ont passé beaucoup de temps autour de la voiture de Daniel à prendre photos et des empreintes, avant d'embarquer Daniel les menottes aux poignets. Le vieux résident aurait commis un vol qualifié cagoulé lors d'une récente permission. Nous ne devrions pas le revoir ici.

Une routine s'installe entre les murs du centre. Les mêmes histoires se répètent. Des combats de coqs souvent, de gars qui jouent à qui pissent le plus loin. Des histoires de temps de prison, de femmes. À les entendre, ce sont tous des Brad Pitt. Les femmes sont rares dans leur monde. La policière de l'identité judiciaire qui n'avait pourtant rien en commun avec Miss Monde alimentait tous les fantasmes au fumoir.

Les premières déceptions aussi surviennent, qui nous rappellent violement notre belle naïveté de croire que tous ces gars vont s'en tirer. Le taux de réussite est de 2 à 3% après tout. Sébastien a rechuté récemment. Au tour de Richard de partir quelques jours, le temps de « régler une couple d'affaires. » La raison a fait rire tous les gars. Eux, mieux que quiconque, savent très bien ce que « régler une couple d'affaires » signifie. Une rechute. Claire comme de l'eau de roche.  Richard qui semblait le plus sérieux dans la thérapie. Richard qui semblait le plus proche de s'en sortir. « C'est fort la dépendance hein ?», a résumé Pascal, qui n'est plus surpris de grand-chose.

Le chèque de l'aide sociale approche dans quelques jours. D'autres désertions sont à prévoir. C'est moins pire quand il fait froid dehors. Les gars n'ont plus d'argent. Michael vient de m'emprunter 10$ pour s'acheter un paquet de clope. « Mon père va venir me porter de l'argent et je vais pouvoir te rembourser », me dit-il, pour me rassurer. Michael est plus vieux que moi. Je me sens mal pour lui.

Le souper approche. Les résidents discutent près de la porte des intervenants en attendant leurs pilules. Antoine le colosse parle encore de cul, ce qui choque Julie.

Les mots « graines, crosser, enculer » reviennent en boucle dans la plupart de ses phrases.

Et ainsi va la vie en thérapie.

(Jour) 5

  • Moral : Enthousiaste
  • État d'esprit : Un jour à la fois
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 4
  • Niveau de compétence 6
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 3

Les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. C'est le même cycle que lors mon expérience comme itinérant. On tente toujours de récupérer de la nuit de la veille passée à tourner dans son lit à cause des ronflements, flatulences et autres sons étranges qui voyagent dans le dortoir.

Pendant cette nuit d'insomnie, j'ai entendu les deux nouveaux résidents se faire escorter à des lits voisins à la lampe de poche. 

On est vendredi, et contrairement à n'importe où dans la société, ça ne change pas grand-chose ici. Les vendredis et les lundis, c'est du pareil au même. Presque personne ne sort la fin de semaine.

Après le déjeuner, les résidents se réunissent comme chaque matin dans la salle perchée au deuxième étage, près du fumoir.

Comme chaque matin, Nicolas anime le rituel du matin avec les lectures.

Comme chaque matin, des résidents (souvent les mêmes) sont désignés pour lire des prières, les douze étapes et autres lectures imposées par le programme.

Comme d'habitude, un intervenant entre dans la classe (Benoit aujourd'hui). Il propose un tour de table pour permettre à tout le monde de revenir sur sa semaine.

Je suis étonné – et ému - d'apprendre que la diffusion hier de mon documentaire comme itinérant a pas mal remué tout le monde. L'exercice des bas blancs et noirs trône aussi en tête des moments forts.

Pour ma part, je suis revenu sur le fait qu'il y a cinq jours, tous les gens assis dans la pièce n'existaient pas encore. Je leur ai aussi avoué que mon rôle parmi eux était flou. Je leur ai donc demandé de ne pas me voir comme un intervenant ou comme un consommateur, mais simplement comme une oreille attentive disponible pour eux anytime.

Enfin, j'ai aussi partagé le fait que je réalisais leur grande fragilité et surtout le pouvoir d'une dépendance en constatant qu'en une semaine, déjà deux gars sont partis et quatre nouveaux autres sont arrivés. Je ne suis plus le petit nouveau dans le groupe.

J'ai même ma place dans le groupe.

Pour l'heure, je pars plus tard dans la journée pour retourner chez moi jusqu'à dimanche. Je me sens quasiment mal de partir si vite, alors que des gars ici depuis des semaines se font refuser des permissions à tour de bras. D'abord Antoine, qui parlait depuis une semaine de revoir sa blonde et son petit chien. On a refusé sa sortie, je ne sais pas trop pourquoi. Il semblait bien le prendre.

Les autres doivent rester ici à faire leur temps. Comme Jimmy qui se tourne les pouces à côté de moi.

« Tu lis Jimmy ? 

-      Bof, le soir dès fois »

Je parle de plus en plus avec Sylvain. C'est dommage qu'il refuse de passer à la caméra, il tient un discours intelligent et lucide. On parle de musique. Il est lui-même un excellent guitariste. Mes moments favoris sont ceux que je passe à l'écouter jouer dans le salon au rez-de-chaussée.

La corvée de ménage occupe sinon les résidents pour le reste de la matinée. Comme c'est souvent le cas, des dizaines de personnes d'une congrégation religieuse extérieure sont attendus en fin de semaine au couvent pour des activités. Les participants ne se mélangent pas aux résidents. Ces derniers profitent de leur congé d'ateliers et de meetings pour écouter des films, fumer des cigarettes, écouter des films.

Bref, le temps passe lentement quand tu vis dans un endroit que tu veux quitter au plus vite. 

(Jour) 6

  • Moral : Confortable
  • État d'esprit : Saucette à la maison
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 2
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 2
    • Ouïe 2
    • Toucher 3

Après une première semaine passée au centre, j'ai profité d'une première sortie pour retourner dans ma famille. Ah le bonheur extatique de dormir dans mon lit, dans un endroit où je suis la seule personne qui ronfle et qui pète (si peu et ça sent le parfum de lilas).

Même si ça ne fait pas une éternité que je suis parti, j'étais bien content de revoir mes enfants et ce, même si ce sont deux petits ingrats qui ne sont jamais contents de ce qu'ils ont.

J'imagine que le fait de passer des heures dans un huis clos avec des hommes qui n'ont plus accès à leurs enfants à cause des conneries qu'ils ont fait contribue à apprécier les siens.

J'essaie d'en profiter au maximum avant mon retour demain au centre, après l'autre match de hockey de fiston, cette fois dans un aréna près de la maison. Ma blonde veut qu'on se fasse un souper d'amoureux. Elle a acheté du vin. Je n'ai pas osé en prendre encore. Pas parce que j'ai décidé d'arrêter de boire, mais davantage par solidarité pour les résidents. Mais si je me laisse tenter, pas de chance que je me ramasse dans une dérape qui va durer trois jours et qui va aboutir dans un hôtel de passe avec deux escortes et beaucoup de dettes.

J'ai quand même hâte d'y retourner demain, histoire de ne pas perdre le lien que j'ai créé tout au long de la semaine.

Y aura-t-il encore des nouveaux ? D'autres ont déserté ?

À suivre.

(Jour) 7

  • Moral : Reposé
  • État d'esprit : Retour au centre
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 2
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 2
    • Ouïe 2
    • Toucher 3

Retour brutal au centre après un beau mais court séjour chez moi. Sébastien sera expulsé demain. Il aurait enfreint des règles de la maison. Quelque chose concernant l'heure à laquelle il s'est réveillé. Je lui ai parlé et il semblait un peu bouleversé. Il plaide l'injustice. Mais comment savoir ? C'est un peu ça le problème avec Sébastien, il manque de crédibilité et ses histoires sont toujours compliquées. Ou il est très manipulateur ou bien il est très malchanceux.

Certains résidents ne cachent pas leur bonheur de le voir partir. Certes, ils veulent son bien, mais ailleurs. L'avoir ici a un effet déconcentrant sur le groupe. D'autant plus que Sébastien prend beaucoup de place dans les ateliers et activités de groupe.

Sinon, je ne m'ennuyais pas des quatre étages à grimper pour accéder au dortoir. Un autre nouveau est apparu en fin de semaine, Christian. Il est volontaire.

Antoine est revenu de sa fin de semaine. Il a vu sa blonde pour la première fois en trois mois. Il semblait pas mal de bonne humeur. On a discuté littérature. Il a commencé à lire tout récemment et il dévore des livres de spiritualité, philosophie et des articles sur la dépendance. C'est un garçon hyper-intelligent, mais verbomoteur. Il passe constamment du coq à l'âne, au point d'en être étourdissant. Il peut vite déraper vers des discussions de cul sur son passé qui semble des plus rocambolesques. Il m'explique par exemple le plus sérieusement du monde la fois où il s'est auto fait une fellation. Bref, du bon divertissement en ce dimanche soir, loin de Tout le monde en parle.

21h. La lumière est tamisée dans le dortoir. Une autre semaine commence.

Cinq personnes ont emménagé au couvent depuis mon arrivée il y a une semaine.

(Jour) 8

  • Moral : Empathique
  • État d'esprit : Julie
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 4
  • Niveau de compétence 7
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 4
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 3

J'aime bien ma nouvelle routine matinale qui consiste à aller prendre un café dans le petit resto d'en face avant d'entreprendre ma journée. C'est mon petit moment avant de retourner m'enfermer dans un huis clos avec des toxicomanes et des alcooliques pendant les 23h30 qui restent à la journée.

Pas que je n'aime pas les résidents, mais l'ambiance finit par être lourde en compagnie de ces écorchés vifs qui mettent leurs tripes sur la table une bonne partie du temps.

J'ai assisté Sébastien pendant ses derniers préparatifs avant son départ. C'était un spectacle assez triste de le voir plier son linge et ramasser sa vie en quelques valises. Une fois de plus. « R'garde, tu veux voir c'est quoi les ravages de la drogue ? Ben c'est ça », me lance-t-il en pointant du doigt ses maigres effets personnels. Le jeune homme ira les poser dans un autre centre de thérapie, situé à Rawdon. Il y est déjà allé. Une bonne nouvelle pour Jean-Claude, son intervenant, qui redoutait que Sébastien ne décide de laisser tomber les thérapies pour reprendre son ancienne vie et les tentations qui vont avec.

L'équipe de tournage est revenue aujourd'hui. Les résidents récalcitrants à se faire filmer se sont dispersés sur les étages du centre aussi vite que le temps de crier « rechute ». Les participants, moins nombreux de fois en fois, ont suivi l'atelier avec Pascal ce matin. On y parlait de la septième étape, l'humilité.

Après le diner, où j'ai hérité de la tâche de nettoyer les chaudrons, j'ai eu une bonne conversation avec Julie, la seule fille de la place. Julie, 42 ans, est aussi la seule résidente en réinsertion, c'est à dire celle qui est la plus proche de sortir et de reprendre sa vie en mains. Mère de quatre enfants, son parcours est tough, jalonné de pelures de bananes et de deuils qui l'ont mené ici. Élevée par une mère alcoolique, elle a été abusée par des « amis » de sa mère dès la petite enfance. Elle a aussi été battue par sa mère ivre à temps plein. Une fois adulte, elle a eu quatre enfants, avant de se séparer et refaire sa vie avec un autre homme. Julie n'avait pas encore commencé à consommer. Son conjoint s'est suicidé par arme à feu devant elle, ce qui l'a traumatisé au point de commencer à boire. Elle avait 33 ans. À partir de là, tout s'est écroulé. Julie a perdu ses enfants, son emploi et s'est retrouvé en thérapie.

Elle souffre d'anxiété extrême et ose à peine mettre le nez dehors, même si elle en a la permission. Elle parle à ses enfants à chaque jour, mais regrette l'impact de ses comportements sur eux. Elle refuse par contre de se victimiser et préfère regarder en avant. Elle a de bonnes chances de décrocher un emploi de réceptionniste ici au centre. Elle mène parallèlement une bataille judiciaire contre un ancien intervenant du centre, qui l'aurait agressé sexuellement, elle et plusieurs autres femmes. Elle a mené sa lutte en prison, où ses antécédents l'ont aussi menée. 

Julie ne cache pas sa fierté d'avoir accompli autant de choses et d'avoir persévéré, tant pour vaincre sa dépendance que pour faire enfermer l'agresseur qui a profité de sa vulnérabilité et son manque de crédibilité. « Même si tu me dénonces, personne ne va te croire », lui disait-il.

C'est en parlant avec des gens comme Julie qu'on réalise à quel point on a grandi dans une petite bulle aseptisée, bien à l'abri des horreurs et injustices qui défigurent une partie du monde.

(Jour) 9

  • Moral : Complice
  • État d'esprit : Chèque et chaudron
  • Niveau de bien-être 5
  • Niveau de fatigue 5
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 3
    • Ouïe 5
    • Toucher 3

Le premier du mois. Le chèque d'aide sociale est déposé dans le compte des résidents. Quelques-uns en profitent parfois pour foutre le camp. La tentation de rechuter est grande avec un peu d'argent dans les poches.

Michael s'est levé tôt pour aller au guichet l'autre côté de la rue. D'autres l'ont imité. Pour les intervenants, ces journées sont mouvementées. Celles qui suivent sont déterminantes. Plusieurs résidents pestaient contre le maigre montant qu'ils leurs restaient une fois que leur loyer au centre était payé. Depuis quelques mois, l'aide sociale n'offre plus que 200$ aux résidents qui n'ont pas d'autres adresses que celle du pavillon. Une conséquence directe des coupures gouvernementales. L'effet de l'austérité. Il ne reste pas grand-chose pour passer le mois. Presque tout ce montant est englouti dans les cigarettes et quelques cochonneries au dépanneur. Le nombre de résidents aurait chuté depuis la nouvelle loi. Avant ça, les gens recevaient la totalité de leur chèque d'aide sociale, en plus d'être logés et nourris dans les centres de dépendance. Plusieurs en profitaient pour faire du tourisme dans les centres de thérapie, m'explique Pascal.

La catastrophe appréhendée n'a pas eu lieu. Personne n'a quitté aujourd'hui, sauf Christian, un nouveau qui venait à peine de poser ses valises sur une base volontaire. La tentation est moins forte de quitter au mois de décembre, souligne Sandrine, qui peine chaque mois à collecter son loyer avec une clientèle fauchée en permanence.

Je suis allé diner au resto-pub voisin avec Pascal et Jean-Claude.

Ça faisait du bien de faire quelque chose hors des murs de la ressource. Pascal a raconté les étapes qui l'ont mené comme intervenant. Une vie de bum et de drogue qui le forçait à trimballer une arme à feu sur lui dans ses déplacements. Il a connu Jean-Claude dans un meetin­g il y a quelques années. Jean-Claude était déjà intervenant et détox. Pascal était une grande gueule d'environ 100 livres mouillées, qui cherchait le trouble partout où il passait. Jamais Jean-Claude n'aurait pensé que ce grand baveux deviendrait son collègue de travail. Les deux gars s'entendent aujourd'hui à merveille, même si leurs méthodes de travail diffèrent. Jean-Claude est affable, calme et stratégique. Pascal a toujours une grande gueule, en plus d'avoir une relation étroite avec les résidents. Les deux gars s'entendent en tout cas sur une chose aujourd'hui : la serveuse Eugénie avec son chandail moulant de Dark side of the moon est d'une beauté à couper le souffle.

De retour au centre, j'ai rencontré la mère, la blonde et le frère de Jessy, qui lui rendaient visite à la veille de son départ. Une famille marquée par la petite criminalité, où les allers-retours en prison, en centre jeunesse et les arrestations font partie de la vie. La rencontre était froide, un peu décousue, à des années-lumière de l'image de la petite famille nucléaire parfaite qu'on voit dans les annonces de céréales. La famille de Jessy est peut-être poquée, mais elle est soudée, pour le meilleur et surtout le pire. Je me sentais vieux en regardant la petite amie de Jessy, Mia, une adolescente de 15 ans toute menue au visage poupin complètement pâmée par son délinquant de chum. 

Plus tard, j'ai accueilli Joey, le petit dernier. Il sentait mauvais en arrivant, après quelques jours de prison. Il a décidé de se prendre en main à 28 ans, au nom de sa petite fille de trois ans, née deux jours avant la mienne. C'est probablement la seule chose qu'on a en commun. Pour se retrouver en prison, il a foncé – apparemment sans faire exprès - sur un policier pendant qu'il conduisait en état d'ébriété.

L'ambiance au souper était sympathique. Les gars riaient, discutaient et se taquinaient. J'ai senti un effet de meute et de franche camaraderie. J'avais même l'impression de faire partie de cette famille dysfonctionnelle, m'autorisant quelques blagues salaces.

Après le repas, j'ai lavé les chaudrons avec Jimmy, le sourire aux lèvres.

C'était une bonne journée.

Demain ? On verra.

Une journée à la fois.

(Jour) 10

  • Moral : Exaspéré (un peu)
  • État d'esprit : Bla bla bla
  • Niveau de bien-être 4
  • Niveau de fatigue 6
  • Niveau de compétence 4
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 3
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 3
    • Ouïe 4
    • Toucher 3

La journée est grise. Mon humeur aussi. Le genre de journée où t'aimerais mieux rester couché dans ton lit, mettre ton cerveau et ton légendaire entregent à off - pour te taper en rafales les trois versions longues du Seigneur des anneaux, même en sachant que Le Retour du roi est franchement décevant.

Mais un jour à la fois etc. Pas le choix de me lever de mon lit étroit, d'abord pour aller saluer Jessy qui partait ce matin vers sa nouvelle maison de thérapie.

Ensuite, je me suis tapé les ateliers obligatoires quotidiens. Ce matin avec Benoit, cet après-midi avec Jean-Claude. Les leçons s'articulaient autour de la sixième étape. « Nous étions tout à fait prêts à ce que Dieu élimine tous ces défauts. »

Il faut savoir que les étapes quatre et cinq consistent justement à identifier et essayer de comprendre nos défauts.

S'ensuit un énième tour de table où les résidents sont invités à étaler leurs tripes sur la table.

Aujourd'hui, je dois avouer que j'en ai un peu plein mon cul d'entendre les résidents en introspection sur leurs émotions, leurs passés difficiles, leurs ci ou leurs ça. Dans mes fantasmes, je les prends un à un pour les secouer violement en leur criant « Tu vas décoller ta face de ton nombril, te bouger le cul et aller te prendre en main sacrament !»

Ça devient lourd de les entendre en ateliers se lamenter de leur sort, du mal qu'ils ont fait, de leur grande volonté de s'en sortir, de se prendre en main, de faire la paix avec leur passé, de leurs efforts pour essayer de s'aimer et gna gna gna et gna gna gna. Tout ça pour voir les résidents, entre les ateliers, fumer des clopes à la chaine dehors en s'inventant des vies de tough ou en échangeant des histoires de pen dans lesquelles ils sont les rois du monde.

Bien sûr, je sais que c'est plus compliqué que ça. Je sais aussi que la plupart des gars ont vécu des vies dysfonctionnelles, tristes et qu'ils sont souvent eux-mêmes des victimes.

Mais je me demande parfois à quoi ça rime tout ça.

Aujourd'hui en tout cas.

Ben oui, je sais bien que tout ça est utile. Qu'une personne sauvée grâce à la thérapie justifie l'ensemble des efforts.

Mais aujourd'hui, je m'autorise d'avoir une humeur de marde.

Le soleil va bien finir par revenir.

(Jour) 11

  • Moral : Déprimé
  • État d'esprit : Masse suspecte
  • Niveau de bien-être 6
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 3
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 3
    • Ouïe 5
    • Toucher 1

D'ordinaire, quand je plonge dans une telle immersion, je décroche plutôt facilement de ma vie « normale » à la maison. Je m'ennuie certes de mes enfants et je pense à eux plusieurs fois par jour, mais je sais qu'ils sont entre très bonnes mains avec leur mère et leurs grands-parents qui vivent au-dessus de chez moi.

Je peux ainsi facilement me lancer sans filet dans ces aventures différentes et leur consacrer 100% de mes énergies. Depuis quelques jours, c'est plus difficile. Ma blonde ne se sent pas très bien depuis quelques semaines. Migraine, grosse fatigue etc. Elle est allée voir un médecin en plus de passer une batterie de tests. L'hôpital l'a rappelé hier soir. Une masse suspecte a été identifiée au niveau du sein. D'autres examens plus approfondis sont prévus prochainement. Statistiquement, tout devrait être correct et de tels examens sont sans doute routiniers dans les circonstances. Mais ce n'est pas évident de ne pas penser au pire des scénarios lorsque les histoires de cancer foisonnent partout autour de nous.

Ma blonde reste optimiste. J'essaie de faire de même, avec plus ou moins de succès. En fait le mieux est de ne pas trop y penser et de me dire qu'on traversa le proverbial pont, ensemble, lorsqu'on sera à la rivière. Après tout, ces histoires-là n'arrivent qu'aux autres, c'est bien connu.

Mais disons que je me sens un peu loin dans ma thérapie fermée pendant que ma blonde vit seule à la maison ces moments d'angoisse.

Changement de sujet, il arrive de ces petits miracles qui nous font regretter nos écrits de la veille. Juste au moment où je me disais que la thérapie ne donnait rien et que j'étais entouré d'une bande de pleurnichards qui devraient se prendre en mains au lieu de passer leurs journées à ressasser leurs conneries du passé, j'ai assisté hier soir au partage de Claude au meeting des AA. 

Son histoire est de celle qui fesse. Un policier aux prises avec un problème sévère d'alcool, qui a perdu sa fille dans un accident et dont la fille aînée a été sexuellement abusée par un membre AA qu'il avait gentiment hébergé chez lui pour lui venir en aide. Malgré ces écueils, il n'a jamais rechuté. Les gars qui écoutaient son récit étaient suspendus à ses lèvres, respectueux. « Pensez à moi avant de faire une rechute », a invité le policier retraité, pour illustrer à quel point on peut surmonter n'importe quelle épreuve.

Maurice, le sympathique bonhomme qui vient chaque jeudi, a poursuivi dans cette veine aujourd'hui avec son franc parler habituel. Pour lui, chaque jour sans consommer est une victoire en soi sur la maladie. Il refuse de banaliser ce qui est pourtant facile pour les gens dits normaux.

Je me sentais comme un vieux de la vieille en balayant la salle du regard. Plusieurs nouveaux ont continué à débarquer. Tylor, un grand fouet de six pieds quatre, Claude, Horacio, Yannick et Jonathan.

En milieu de journée, un autre s'est pointé seul avec son baluchon, l'air complètement perdu. C'est la deuxième fois qu'il vient ici apparemment. Les gars ne semblaient pas trop enchantés de le revoir.

Il avait des speeds et du pot dans ses bagages.

C'est à peu près aussi logique que d'aller faire un tour au poste de police dans une voiture volée.

Dossier à suivre.

Je trouve un peu que le côté tricoté serré s'est un peu abimé. Les nouveaux se mêlent peu au groupe et le noyau de départ rapetisse de jour en jour avec les départs de Richard, Sébastien et Jessy.

(Jour) 12

  • Moral : Bouleversé
  • État d'esprit : Dalot et abats
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 6
  • Niveau de compétence 7
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 3
    • Ouïe 5
    • Toucher 2

La journée s'amorçait pourtant de belle façon. Sylvain, un allergique aux caméras, acceptait après moult efforts de ma part de jouer de la guitare pour les besoins du tournage. Lui offrir d'immortaliser une de ses excellentes compositions a été une bonne source de stress pour lui ces deniers jours. «À quelle heure je vais faire ça? Où? Juste la musique là, pas envie de raconter ma vie!»

-      non non man, capote pas. T'as juste à jouer ta toune.

La réunion entre lui, ma guitare et la caméra a finalement eu lieu au quatrième étage près de la fenêtre, au bout du dortoir.

Depuis le début, je suis d'avis que sa composition instrumentale un peu blues et country cadre parfaitement avec l'émission. Genre pour illustrer une scène du temps qui passe ou je ne sais trop. Sylvain partageait cet avis. Sa seule condition : porter ses verres fumés. Comme je vous disait, le gars ne veux pas être filmé, sauf s'il a une guitare entre les mains. Seule la musique compte. C'est son refuge, sa zone de confort.

Tout allait donc bien jusqu'à ce que Jean-Claude débarque dans le dortoir en coup de vent. «Michael veut partir. Si j'étais vous, j'essayerais de le retenir.»

Michael le timide. Michael le croyant. Michael le gars qui semblait le plus proche d'une réinsertion, en plus d'être un des doyens de la place après plus de deux mois.

Il parle de rechute depuis quelques jours. Un craving dans le jargon. Si puissant, qu'il a décidé de partir comme ça pour rechuter, même s'il est très conscient des conséquences. C'est en voyant ses yeux fous, honteux mais déterminés tout juste avant son départ que j'ai finalement pris conscience de la force de la dépendance. Plus rien n'empêchera Michael de faire du pouce à Montréal pour faire du cristal meth, puis se retrouver dans un sauna pour faire des pipes en échange d'argent pour payer sa consommation.

Les quelques personnes qui tentent de le retenir n'ont pas le choix de s'avouer vaincus. «Sois prudent man», lui lance finalement Antoine, déçu, en lui administrant une virile accolade.

Avant de quitter en trombe, Michael a laissé tous ses effets personnels dans sa chambre fermée. Qui sait si je le reverrai avant la fin de mon expérience.

Et la vie continue au centre.

Sur une note plus joyeuse, une quinzaine de résidents de sont rendus au salon de quilles tout près pour un après-midi de fun. Juste du fun. Pas de tragédie, d'enfance malheureuse, de rechute, de tentation, de drame ou de Michael qui crisse son camp.

Juste des quilles. Juste des sourires francs et des high five spontanés.

Juste des dalots et des abats.

Parce que la vie, au fond, c'est pas mal juste ça. 

(Jour) 13

  • Moral : Heureux
  • État d'esprit : Foyer doux foyer
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 5
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 5
    • Ouïe 5
    • Toucher 5

En congé à la maison.

Rien à déclarer sauf le bonheur, le repos, le réconfort et surtout un sommeil sans ronflement.

Et le dernier Astérix callé dans mon sofa avec les deux plus beaux enfants du monde.

(Jour) 14

  • Moral : Habitué
  • État d'esprit : Scrabble et Anne Rice
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 4
  • Niveau de compétence 3
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 5
    • Odorat 2
    • Ouïe 5
    • Toucher 2

La routine s'est tellement installée que je ne suis pas fâché de rentrer au centre.

J'ai hâte de revoir les gars. J'ai hâte aussi de savoir si j'ai raté quelque chose.

Il y a toujours un peu d'action les fins de semaine, même si les ateliers font relâche.

J'apprends en arrivant qu'un nouveau a emménagé, David. C'est la deuxième fois qu'il vient. Il a la réputation d'halluciner des petits hommes verts. Je n'en sais pas vraiment plus.

Abdel, le gars un peu mêlé qui faisait juste dormir, a quitté ce matin. Bon débarras semblait dire les gars.

Paraît sinon que Michael va revenir. Son trip serait terminé. Il aurait couché à la Maison du père ces derniers jours. Il doit vraiment se sentir comme de la marde, le pauvre homme.

Sinon on a vécu un vrai de vrai dimanche relaxe. D'abord une partie de poches avec Joey et Antoine. Puis une partie de Scrabble dans la salle commune avec Antoine, Richard et Tylor.

Le film «Home alone 2» passait à la télévision.

J'étais heureux de revoir les gars. Même Tylor qui n'a pu s'empêchait de larguer une bombe puante avant d'abandonner une partie qu'il était en train de perdre dans l'humiliation.

J'ai acheté un livre à Yannick. Un nouveau Anne Rice. J'ai dévoré la série des vampires dans ma jeune vingtaine. On verra pour le dernier opus, Le Prince Lestat. C'est toujours aussi mal écrit mais ça me donnera un break pendant ma lecture de Tenir Tête de Gabriel Nadeau-Dubois, qui nécessite des efforts intellectuels.

Je me gâte ce soir, je vais aller manger au pub de l'autre côté de la rue.

Une autre grosse semaine commence.

Ma dernière.

Déjà.

(Jour) 15

  • Moral : Confortable
  • État d'esprit : Scott Weiland et des fleurs
  • Niveau de bien-être 6
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 7
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 1
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 2
    • Ouïe 5
    • Toucher 1

Quelle nuit de marde. J'ai dormi quelques heures à peine à cause de mes voisins ronfleurs, qui m'ont visiblement cerné dans le dortoir. Vers 3h39 du matin, j'ai fait un pied de nez à ma solidarité en allant m'échouer dans la petite chambre à l'écart qu'on m'avait destinée au départ.

Ah le doux bonheur de dormir dans une chambre avec une porte en bois, une fenêtre, un vrai lit simple et surtout aucun bruit.

Après cette courte nuit, j'ai foncé au resto voisin pour m'intoxiquer à la caféine.

L'équipe de tournage est arrivée en matinée. J'ai d'abord eu une entrevue avec Marie-Josée, la chef clinique fraichement revenue de vacances. Elle m'évaluait comme stagiaire en intervention. Un face à face assez confrontant, puisque Marie-Josée me questionnait énormément sur ma propre consommation. La discussion s'articulait autour d'une question fondamentale: est-ce qu'on peut être un bon intervenant sans avoir d'abord touché le fond avec la dépendance ?

Pour Marie-Josée, les deux approches fonctionnent et vont de pairs.

Je suis pour ma part sceptique. Les gars me disent souvent que je ne peux pas comprendre telle ou telle situation, parce que je n'ai pas leurs problèmes. C'est pourquoi Marie-Josée a voulu évaluer ma consommation et savoir sur quoi je me base pour m'exclure des gens aux prises avec la dépendance.

Grosso modo, je me considère un bon buveur festif et social de fin de semaine, qui aime fumer un joint à l'occasion. Par contre, je peux vivre sans boire ou fumer pendant plusieurs jours voire semaines sans en souffrir. Mais est-ce que je pourrais passer le reste de mes jours sans prendre un verre ? Est-ce que ma consommation m'a fait perdre le contrôle de ma vie ? La réponse est non, même si j'admets que je pourrais boire avec un peu plus de modération et m'éviter des lendemains de veille de plus en plus pénibles en vieillissant.

Je sentais bien que Marie-Josée me cataloguait dans la catégorie «alcoolique», même si je lui ai expliqué être entouré de plusieurs personnes comme moi, qui n'ont peut-être jamais eu la « chance » de vivre une si intense introspection.

Enfin, ça serait à mon avis une diversion un peu insultante pour les résidents d'ici de faire dévier l'émission et le débat sur mes « problèmes » de consommation.

Prenez David, qui a rempli hier son questionnaire d'admission en compagnie de son intervenant Jean-Claude et moi. Âgé de 31 ans, il a consommé pour 1700$ de crack en 30 jours avant de poser ses valises au centre il y a quatre jours. Il est suicidaire et veut se tirer une balle dans la tête. Il a la chance d'avoir un DEP et d'avoir gardé une bonne relation avec ses parents.

Un peu plus tard, j'ai fait une rencontre de suivi avec Joey, aussi dans la jeune trentaine. Il a une petite fille et une blonde, mais ses relations sont tendues avec son père. Il suit une thérapie pour éviter la prison, puisqu'il aurait délibérément foncé sur un policier en voiture en état d'ébriété. Il a plusieurs frasques du genre à son actif lorsqu'il consomme de l'alcool.

Les résidents ici sont incapables de boire avec modération. Ici, un verre de bière n'est qu'une première étape d'une spirale qui conduit systématiquement à une dérape très coûteuse de plusieurs jours.

C'est ce qui nous distingue moi et eux.

Mais à la lumière de mon expérience, j'accepte de concevoir qu'un pas me sépare de mes amis du centre, et ce même si j'ai l'impression que mon bagage de vie me rend imperméable à une descente aux enfers aussi profonde dans l'univers de la dépendance.

J'ai oublié de vous parler un peu de la mort de Scott Weiland, le chanteur du groupe Stone Temple pilots, retrouvé mort il y a quelques temps dans son autobus de tournée. J'ai grandi avec sa musique dans les oreilles. Le gars était un junkie notoire (crack, héroïne) et c'est déjà un exploit qu'il se soit rendu à 48 ans. Toujours est-il que ça fait drôle d'entendre une telle histoire entre les murs d'un centre de thérapie rempli de Scott Weiland qui n'ont juste jamais connu de succès.

L'ex-femme de Weiland a publié une lettre intéressante sur Facebook, dans laquelle elle demandait aux gens de ne pas glorifier sa mort en lui rendant hommage. Elle ajoute qu'il faut avant tout souligner ses échecs et les ravages que sa maladie a causé chez ses proches, à commencer par ses deux enfants qui avaient déjà fait le deuil d'un père et doivent désormais faire celui de l'espoir de le voir s'en sortir.

Dans l'atelier du matin, on a fait une activité rafraichissante. Benoit nous a distribué le dessin d'une fleur avec une dizaine de pétales et une autre feuille avec une liste de qualités. Tour à tour, nous avons dû aller nous asseoir à l'avant et inscrire dans chaque pétale les qualités que les gars du groupe nous lançaient à main levée. Plusieurs étaient franchement mal à l'aise, mais aussi très ému de se faire ainsi complimenter. C'est plus dur à prendre pour des gars qui passent leur temps à s'auto-flageller et s'haïr pour leurs erreurs du passé.

Moi-même, qui a une forte tendance à tourner les choses à la dérision, j'étais pas mal touché de recevoir ces belles fleurs gratuitement. Fait surprenant, personne ici ne me trouve drôle, mais on me perçoit davantage comme un gars intègre, leader et cultivé.

Pourtant, pour d'autres, je passe surtout pour un bouffon et un party animal. Rarement pour un intellectuel.

Bref, ça m'a fait plaisir et on le prend quand ça passe.

En après-midi, avec Jean-Claude, on a parlé d'humilité. Qu'est-ce que l'humilité ? Pour moi être humble, c'est être capable de s'effacer derrière les actions que l'on pose.

Faire des choses sans s'en attribuer le mérite.

Faut que je travaille là-dessus.

(Jour) 16

  • Moral : Autonome
  • État d'esprit : Intimité et perte de temps
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 1
    • Ouïe 5
    • Toucher 1

J'ai une chambre !

Juste pour moi tout seul, à l'abri des ronflements et des flatulences. La chambre 411, près du local des intervenants, contient un lit simple, une porte en bois et même un lavabo. Le luxe quoi.

J'ai déménagé officiellement hier soir. Et c'est à peine du favoritisme puisque dans l'ordre des choses, j'étais le prochain à avoir une chambre fermée. Tous les résidents actuels du dortoir sont arrivés après moi. Ça en dit long sur le roulement. Jimmy, Richard 1, Richard 2, Yannick, Jonathan, Dave, David, Brad, Joey, Horacio, Abdel, Claude et j'en oublie sûrement un ou deux.

Je risque donc de couler des jours confortables pour le dernier droit qui s'amorce.

J'anticipe déjà la fin. Avec joie mais avec un pincement au cœur. C'est typique de moi et c'est un peu le darkside de cette émission. On tire la plogue dès que j'ai installé ma zone de confort et que je me sens totalement à l'aise et attaché aux gars. Aux résidents mais aussi à Pascal, avec qui j'ai noué des liens plus étroits, notamment avec nos 50 rendez-vous quotidiens de cigarettes dans des zones interdites aux résidents.

La chef clinique Marie-Josée est venue nous parler ce matin. Elle s'est surtout présentée aux nombreux nouveaux qui ne l'avaient jamais vu encore. Son discours était pour le moins percutant. « Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais. Si vous êtes assis dans cette salle, c'est parce que j'ai moi-même approuvé vos admissions et que vous aviez ce qu'il faut pour vous en sortir comme moi », a lancé Marie-Josée, qui a elle-même touché le fond à cause de ses problèmes d'alcool.  

Elle a demandé des suggestions aux résidents pour améliorer leur qualité de vie. Des opportunités de faire de l'activité physique hors des murs du couvent arrivaient en tête de liste des doléances. J'aurais moi-même laissé ma trace au centre en suggérant l'achat de deux filets de hockey et de bâtons d'hockey cosom, une demande approuvée par Marie-Josée et une majorité de résidents.

Pour le reste, ce fut une petite journée avec un atelier avec Benoit sur les mécanismes de défense, tels que la fuite, l'évitement, le refoulement, le déni et la rationalisation.

Ça a un peu viré en foire parce que tout le monde avait envie de déconner.

La rencontre des AA approche. J'ai autant envie d'y aller que d'aller me faire arracher des dents à froid, mais je me dis que c'est sans doute mon dernier meeting du genre à vie.

Enfin, si tout va bien…

(Jour) 17

  • Moral : Ébranlé
  • État d'esprit : Joey et party de bureau
  • Niveau de bien-être 6
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 7
  • Jauge des sens
    • Vue 4
    • Odorat 1
    • Ouïe 5
    • Toucher 3

C'était un des moments favoris de la semaine pour les résidents. La visite hebdomadaire de Maurice, qui vient passer la journée avec nous. Comme il y a plusieurs nouveaux, il a répété sensiblement des choses et anecdotes que j'avais déjà entendu. Mais qu'importe, il a le tour et a rapidement mis les nouveaux dans sa poche arrière.

Il a parlé de sa femme, de la dépendance, des difficultés de vivre avec la maladie, même après une trentaine d'années de sobriété.

En après-midi, j'ai eu une longue et difficile conversation avec Joey. Plus tôt cette semaine, Jean-Claude lui avait demandé lors d'une rencontre d'écrire une lettre à son père avec qui il est brouillé depuis neuf ans. J'ai proposé mon aide et on a ensemble jeté les grandes lignes du message qu'il aimerait lui transmettre.

C'était très triste. Joey est dévasté par ce rejet de son père, qui a cessé de lui parler il y a neuf ans, après avoir été dépouillé de 65 000$ par son fils, alors dépendant du crack.

Depuis, il a tenté plusieurs fois de réparer les pots cassés, sans succès. Quand il a appelé la dernière fois il y a sept ans, son père lui a raccroché la ligne au nez.

Aujourd'hui, Joey semble sincère dans ses démarches pour s'en sortir. Il suit sa thérapie et veut retrouver sa petite famille, qui le supporte toujours. Il aimerait surtout présenter sa petite-fille à son grand-père. Je lui ai toutefois servi un avertissement : c'est ta dernière chance Joey. T'as plus le droit à l'erreur, alors sois sûr que tu ne vas plus jamais merder si tu veux aller de l'avant avec ta lettre d'excuses. Le jeune homme est d'accord.

Une histoire à suivre.

J'ai quitté le centre en compagnie de l'équipe de tournage en soirée pour rentrer chez moi. C'était mon party de Noël de La Presse. Comme plusieurs collègues vont perdre leur travail prochainement, victimes d'importantes coupures, je voulais y prendre part. J'ai passé une bonne partie de la soirée à raconter où j'étais passé au cours des dernières semaines de cet automne très chargé. Même si j'étais rempli de bonnes intentions, j'ai trouvé le moyen d'exagérer et me coucher extrêmement tard. Comme quoi le naturel revient vite au galop. Sur une note d'espoir, je n'ai pas bu de vin ou de fort, ce qui me permet de me rappeler davantage de mes soirées et d'être moins scrap le lendemain.

Une petite rechute en trois semaines, ce n'est pas la fin du monde quand même.

Et puis, que serait un party de Noël sans quelques collègues intoxiqués et titubants ?

(Jour) 18

  • Moral : Magané
  • État d'esprit : Cuver son vin avec Ciné-Cadeau
  • Niveau de bien-être 2
  • Niveau de fatigue 9
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 2
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 1
    • Ouïe 2
    • Toucher 1

Je profite d'une journée de repos à la maison en famille. Je suis par contre plus hang over que prévu. Je m'en veux d'ailleurs d'avoir autant ambitionné. Je reste donc tranquille dans mon salon avec les enfants, sauf pour aller faire un tour sur la rue Masson avec ma fille Simone. Comme j'étais trop lendemain de veille pour lui refuser quoi que ce soit, je me suis retrouvé chez McDonald's, où j'ai avalé plusieurs centaines de calories, incluant le repas de ma fille qui n'en avait que pour les jouets cheap du menu pour enfants.

Je gardais le fort en soirée, puisque ma blonde avait son propre party de job. On a mangé du kraft dinner (je suis fier de moi…) avant d'écouter Maman j'ai raté l'avion 2.

Je me suis couché tôt. Demain matin, je retourne au centre.

(Jour) 19

  • Moral : Fatigué
  • État d'esprit : Des beignes et des hommes
  • Niveau de bien-être 4
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 3
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 2
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 2

Chose promise chose due. J'ai fait un saut chez Tim Hortons en route vers le centre pour acheter du café et des beignes pour tous les résidents. Le sourire sur leur visage valait 1000 piastres. Comme quoi, les petites choses de la vie suffisent pour faire le bien parfois.

L'ambiance est relaxe les fins de semaine. Audrey est l'intervenante sur le plancher. Quelques résidents sont en permission et les autres peuvent faire un peu ce qu'ils veulent. Certains comme Mathieu et Sylvain vont se promener dans la Ville. Mathieu, par exemple, va passer quelques heures à la bibliothèque.

À 10h, comme tous les samedis, un des résidents fait un partage, comme ceux qu'on peut entendre du lundi au mercredi soir dans les différents meetings.

C'est X qui a accepté de raconter une partie du parcours qui l'a mené ici au centre.

L'homme de 48 ans fait souvent des blagues en plus d'être un lecteur assidu. Il a toutefois vécu une vie triste à pleurer, qui s'est amorcée dans une famille dysfonctionnelle avec une mère alcoolique, un père violent et des frères aînés qui violaient X dès l'âge de 7 ans.

X a raconté avoir vécu ses plus belles années en centre d'accueil, où il a toutefois commencé à commettre des petits délits. Avec la consommation, les petits délits sont devenus plus graves. X a ainsi passé 17 ans en prison, en plus d'avoir suivi sans trop de succès plusieurs thérapies et vécu des peines d'amour qui semblent avoir laissé de profondes cicatrices. Il a un fils quelque part qu'il a décidé de ne pas voir. « Je ne veux pas qu'il devienne comme moi. »

X a offert son partage avec calme et s'est révélé un bon orateur. Touchant aussi.

Le reste de la journée est plus léger. C'est samedi après tout. À partir de 13h30, les résidents ont la permission d'écouter les deux télévisions dans les salons.

C'est relaxe. Parallèlement, une quarantaine de personnes sont aussi au couvent pour suivre un séminaire organisé par les AA. Ces participants n'ont pas de contacts avec les résidents, sauf des échanges de politesse dans les couloirs du couvent.

Dans le salon du deuxième, j'aide Joey à rédiger sa lettre à son père. Notre dernier entretien semble l'avoir autant remué que moi. « Toi, tu me fais vivre des choses. »

Des chansons de Noël roulent en boucle à la radio. Dehors, le soleil brille et il fait presque 15 degrés. Faut croire que le printemps aussi a fait une rechute.

(Jour) 20

  • Moral : Remué
  • État d'esprit : Le retour de Sébastien et l’espo
  • Niveau de bien-être 4
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 3
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 2
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 3

La nuit a été courte. Ma dernière en fait, puisque ce soir je vais dormir chez moi pour revenir demain pour faire mes adieux à cause d'un rendez-vous médical important de ma blonde.

Très tôt ce matin, il y avait de l'agitation dans le centre. La cause : le retour de Sébastien, qui avait été mis dehors il y a environ deux semaines après deux rechutes et quelques entorses aux règlements de la maison.

Le jeune homme s'est pointé seul en taxi hier avec un sac à dos. Il était complètement intoxiqué par sa consommation de speed. Ses yeux étaient comme fous, un peu fuyants. Il semblait terriblement honteux de me voir on dirait, comme s'il se sentait jugé. Selon les premières informations, Sébastien aurait quitté le centre où il se trouvait après une querelle avec un intervenant (et probablement une rechute). Il est ensuite venu rôder autour d'ici, avant de se faire repérer par Julie, qui a demandé à le laisser entrer. « On ne peut pas le laisser dehors. Au cas où il se suicide ou il lui arrive quelque chose. On ne peut pas avoir ça sur la conscience !»

Sébastien a été soumis à la fouille, puis réadmis à l'étage. Seul hic, à cause de la drogue, il n'a pas été capable de dormir de la nuit et a dérangé tout le dortoir, presque en proie à une psychose religieuse.

Sylvain était hors de lui. Même lorsqu'il était ici, la présence de Sébastien ne faisait pas l'unanimité. En réveillant tout le monde, il n'améliore certainement pas son sort.

« Plusieurs résidents ne voient pas non plus d'un bon œil la présence d'un gars intoxiqué. Ça peut donner envie d'une rechute », a expliqué Benoit, qui ne pouvait cependant pas se résoudre à laisser Sébastien dehors. Pour l'heure l'effet de la drogue s'est dissipé et Sébastien dort au moment d'écrire ces lignes en fin d'après-midi. Un peu plus tôt, je suis allé faire un saut à la messe à l'église, magnifique, juste à côté. L'endroit est apaisant, grandiose mais je me suis rappelé rapidement à quel point les sermons d'un curé peuvent être soporifiques. Sauf Mathieu assis bien droit dans la première rangée, la moyenne d'âge devait osciller autour de 105 ans.

Sur une note plus joyeuse, le dimanche est la journée de la visite des familles. En fait pour ceux qui ont la chance d'avoir encore des proches autour d'eux, ce qui est le luxe d'une minorité. La petite Océanne était littéralement scotchée dans les bras de son papa Joey, qui était, le temps d'un après-midi, un père de famille normal et l'homme le plus chanceux de la terre. Même chose pour Jonathan, en train de jouer une partie de poches avec ses deux enfants dans le salon du deuxième étage. 

Comme père de famille, ça me touche particulièrement. Le simple fait d'avoir mes enfants dans ma vie constitue le meilleur rempart contre la dépendance. J'aime penser que Jonathan et Joey se disent désormais la même chose. Que leur passé est derrière eux et qu'ils anticipent l'avenir en famille, en paix et à jeun, loin des visites en famille au centre de thérapie ou en prison. J'aime y croire aussi. C'est pour moi eux qui incarnent le mieux l'espoir dans ce monde où les statistiques nourrissent le pessimisme.

À l'autre extrémité du salon, Benoit écoute un match de football à la télévision.

Les Steelers mènent 13-7 contre les Bengals.

(Jour) 21

  • Moral : Ému mais heureux
  • État d'esprit : La fin
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 6
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 2
    • Ouïe 4
    • Toucher 5

C'est la fin. La vraie de vraie fin.

Une drôle de fin riche en émotions comme on les aime. Elle a commencé par une visite à l'hôpital pour la biopsie de ma blonde.

La première étape était un rendez-vous avec un médecin qui devait analyser les résultats de la mammographie prise la semaine dernière. Elle n'était pas le genre rassurant, comme le sont souvent les médecins.

La biopsie comme telle a été retardée parce que le médecin spécialiste n'arrivait pas. J'ai donc dû partir vers le centre de thérapie, laissant ma blonde seule et angoissée dans la salle d'attente, néanmoins réconfortée par des patientes qui ont connu pire. 

Dès mon arrivée à Saint-Jacques, on sentait l'agitation. Pas à cause de mon départ, mais plutôt parce que la police avait dû expulser Sébastien du centre pendant la nuit, puisqu'il avait vraisemblablement à nouveau consommé.  Le hic, c'est qu'il rôdait encore autour du centre sur l'heure du midi, incohérent et vraiment intoxiqué. L'intervenant Jean-Claude avait perdu sa légendaire compassion. Il était furieux. «Toi, tu ne peux plus revenir ni même approcher le centre», lui a-t-il dit, après lui avoir donné plusieurs chances et coordonnées de d'autres maisons de thérapie. 

Sébastien, qui parlait tellement de s'en sortir et de ses bonnes résolutions, avait épuisé ses chances. L'image du gars titubant, désorienté et mal habillé pour affronter le froid mordant de décembre était à crever le cœur.

Après ce triste spectacle de la rechute et du sort qui guette probablement la majorité des résidents (à la différence que les gens vont rechuter loin d'une maison de thérapie), Joey m'a fait le plus cadeau qui soit pour couronner cette expérience : l'espoir.

Prenant son courage à deux mains, il a lu devant la caméra la lettre à son père que je l'ai aidé à rédiger (à peine).

On entend souvent ça l'expression « un bon moment de télé». Ben là, c'était ça.

L'émotion, l'humilité et l'authenticité. Joey veut réparer les pots cassés avec son père. Joey veut s'en sortir.

Joey va s'en sortir.

Je me raccroche à cette idée pour ne pas sortir pessimiste de cette expérience.

Joey va s'en sortir, il aura un autre enfant avec sa blonde Vanessa. Une petite sœur pour Océane. Il va retourner travailler en mécanique.

Antoine va retourner aux études. Il est brillant. Cette montagne de muscles sera entraineur pour des athlètes ou physiothérapeute. Aston deviendra intervenant dans un centre de thérapie. C'est sa place. Il va renouer avec le fils qu'il n'a pas vu depuis plusieurs années et sera pour lui un modèle remarquable. Julie va se trouver une job au centre. C'est écrit dans le ciel. Son monde tourne autour de ce couvent. Sylvain va se reprendre en main. Il va arrêter d'angoisser. Il va faire sa petite affaire et s'occuper de ses deux princesses. Il va gratter la guitare tous les jours. Il devrait en tout cas. Pierre va se trouver une blonde. Il va continuer à être drôle, mais il va arrêter de faire le clown pour fuir la réalité. Même s'il fait son Casanova, il sera aux petits soins pour sa blonde. Lui, il est trop intelligent pour ne pas s'en sortir. Vincent va arrêter de se prendre pour un caïd. Il va se prendre pour lui et ça sera ben correct de même.

Quant à Pascal, on va sortir un soir. Bientôt. Lui, il veut aller aux danseuses, moi je ne suis pas fort là-dessus. Pour vrai. Mais j'ai ramené un ami de là-bas je pense.

Je pars fier de ce que j'ai découvert sur moi aussi. Et humble de me rendre compte que je suis aussi fragile que la plupart de ces gars-là.

J'ai juste été plus chanceux.

À date.

Bonne chance les gars et je vous laisse sur ces bons mots d'Eddie Vedder.

“No matter how cold the winter, there's a springtime ahead” 

  • Jours
  • 1
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  • 17
  • 18
  • 19
  • 20
  • 21
Confessions
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