21 jours

à la ferme

(Jour) 1

  • Moral : Stimulé
  • État d'esprit : Hugo à la ferme
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 3
  • Niveau de compétence 6
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 9
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 3
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

À peine remis de ma vie d'itinérant, je pose mes bagages sur une ferme laitière de Beloeil pour les trois prochaines semaines.

La ferme s'appelle Regrain. Elle se transmet dans la famille depuis quatre générations. Il s'agit de la dernière ferme laitière de la ville. Un supermarché IGA, un Subway et plusieurs immeubles à condos de l'autre côté de la rue sont là pour le rappeler. Les bâtiments agricoles et les hectares de terres de Réjean Deslauriers et son fils Vincent détonnent, comme des anachronismes, dans le paysage banlieusard de cette ville dortoir. Mes hôtes sont de véritables personnages. Ça sonne cliché, mais ça s'applique. Le père est un homme avec un cou large comme un bœuf, de grosses paluches rugueuses de gars de ferme et un franc-parler hors du commun. Son fils Vincent, 21 ans, est, quant à lui, un mastodonte de 6 pieds 5 pouces tout aussi coloré. Avec Réjean, leur employé, ils gèrent environ 90 vaches laitières, une grosse installation dans le milieu. Contrairement à d'autres endroits, tout n'est pas automatisé ici. Les trayeuses doivent être installées à main. J'ai visité le site en compagnie des deux hommes. Une expérience stimulante mais déroutante. Derrière mes allures de brute se cache un indécrottable urbanopithèque, à peine capable de mettre du lave-glace dans une voiture. 

J'ai eu droit au cours Ferme 101. Beaucoup de matière pour un seul homme. Orgueilleux, je plaide coupable d'avoir hoché plusieurs fois la tête pour faire semblant d'avoir compris quelque chose alors qu'en vérité, ça sonnait juste comme des mots bizarres et inconnus dans mes oreilles. Le jargon de ferme.

En résumé : plus d'une soixantaine de vaches donnent du lait, une dizaine sont en convalescence (elles ont accouché ou vont accoucher, pas clair), une ou deux sont malades, trois devraient accoucher (vêler?!?) d'une minute à l'autre, sans oublier, deux veaux de quelques semaines qui boivent du petit lait pour deux mois dans un enclos à part. 

La plupart de ces vaches sont debout, attachées côte à côte. Leurs principales activités : manger de la moulée (mélange de foin et de maïs), pisser, chier. Ces deux dernières activités surprennent, puisqu'elles surviennent sans arrêt et avec beaucoup d'enthousiasme. On a d'abord remplacé la paille des vaches, sorte de litière sous les animaux. On utilise une machine pour épandre la paille. La machine est lourde, difficile à contrôler et semble, malgré les consignes, difficile à actionner. Le fameux train se déroule deux fois par jour. Aux aurores et en fin d'après-midi. J'ai fait le deuxième. J'ai eu le privilège de traire ma première vache. La numéro 35 (on les désigne par numéro). Une vache blanche avec des taches brunes. Classique. Un drôle de feeling. Il y a quatre trayons sur chaque pis de vache. D'abord, il faut traire avec les mains chaque trayon pour évacuer un peu de lait. Je ne sais pas trop encore pourquoi, mais me semble que c'est pour évacuer le mauvais lait. Ensuite, on astique (littéralement, ce qui rend ça plus weird) chaque trayon avec une sorte de lingette humide désinfectante. Puis, on installe la trayeuse électrique sur chaque trayon, ce qui pompe le lait dans des tuyaux menant vers une citerne située à l'entrée de l'étable.

Après le train, on peut rentrer à la maison pour le repas. Il faut TOUJOURS au préalable rentrer par le sous-sol, se déshabiller, se laver dans une salle de bain proche du garage puis, enfiler des vêtements propres. L'étable sent fort. Très très fort même. Son odeur doit rester avec nos vêtements dans une pièce à cet effet au sous-sol. En aucun cas, on doit la transporter avec nous dans la maison spacieuse de mes hôtes.

Comme dans le temps – ou l'image que je m'en fais – , le souper chaud (et délicieux), préparé par la femme de Réjean, nous attendait sur la table en rentrant. En plus de préparer le repas de ses hommes, elle occupe aussi un emploi à plein temps à la Ville. La ferme a toujours fait partie de la vie de cette femme, qui a grandi sur une terre agricole. Sa fille Geneviève était pour sa part en visite. Elle n'a pas voulu suivre les traces de son père, son grand-père et son arrière-grand-père. Elle enseigne au secondaire. «Je veux une vie de famille», résume-t-elle, soulignant au passage l'incompatibilité de la vie agricole à celle familiale.

Elle n'habite plus ici, mais elle travaille toujours à temps partiel au IGA d'en face. C'est moi qui squatte sa chambre pour les trois prochaines semaines. Un grand lit propre, un bureau et une commode. J'écris ce journal étendu sur mon matelas d'ailleurs. Il y aurait encore beaucoup plus à dire, les idées se bousculent dans ma tête, mais il est déjà 22h58.

Tout le monde dort sauf moi. Je dois me coucher à mon tour. À 5h, Vincent va frapper dans ma porte. Mon premier train matinal.

(Jour) 2

  • Moral : Essouflé
  • État d'esprit : Petit train-train quotidien
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 6
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 6
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 3
    • Ouïe 0
    • Toucher 4

Il est 20h. Je suis assis dans mon lit pour écrire ce journal.

Par la fenêtre de ma chambre, j'ai vu le soleil se coucher. Le paysage est magnifique. «Tant que je vivrais, je vais me considérer chanceux d'avoir des couchers de soleil de même», s'exclamait à ce sujet Vincent, quelques heures plus tôt. Dans une heure, je vais retourner à l'étable pour les dernières vérifications avant la nuit. Je sens que je vais avoir du mal à me lever. Mes jambes me font souffrir. La vie de ferme, en somme, c'est rough.

Tout a débuté à 5h ce matin, lorsque Vincent a cogné dans ma porte pour me réveiller. Mes six courtes heures de sommeil avaient laissé de beaux cernes bleutés admirablement symétriques sous mes yeux. Qu'importe, quand faut y aller, faut y aller. Et les vaches se moquent pas mal de mon allure. Et quel réveil brutal. En entrant dans l'étable, c'est comme si toutes les vaches s'étaient passées le mot pour chier ou pisser en même temps. «C'est normal, parce qu'à votre arrivée, elles s'agitent un peu, s'activent, se lèvent, bougent et…», m'a résumé Sylvie au souper.

Bref, comme ma première tâche du train est de pelleter la marde dans les sortes de dalots autour des box des bêtes, faut avoir les nerfs solides. Surtout aux aurores, lorsqu'on a rien bu, rien mangé et que notre premier contact avec la vie consiste en ce nettoyage matinal nauséabond. J'avais, comme on dit, le cœur au bord des lèvres.

Deuxième étape : épandre le bran de scie sous les vaches avec la grosse machine bruyante et pesante dont j'ignore encore le nom. Vincent avait pris pour acquis que j'avais déjà compris la patente, puisqu'il m'a laissé m'organiser pas mal tout seul. J'apprends vite, mais il y a des limites. Il est venu me prêter main-forte lorsque des morceaux de bois bloquaient les lames à l'intérieur de la machine.

Ensuite, j'ai balayé les allées avec la puissance balayeuse à essence. On fait ça pour se nettoyer un passage devant les bêtes. Puis, pour le dessert, on a fait la traite des vaches. Les Réjean étaient là pour nous prêter main-forte. Je me débrouille pas si mal, je pense. Du moins selon mes hôtes. C'est très répétitif, mais je ne peux pas dire que je suis habitué. J'ai encore un peu peur des vaches. Peur de recevoir un coup de patte dans la face, de me faire chier dessus, de me faire écraser sous ces bêtes d'environ 1500 livres. Vincent et les Réjean n'hésitent pas à bousculer les vaches pour se frayer un chemin entre elles, ou s'accoter dessus. Ils sont dans leur élément. Pas moi. Ça doit paraître ou se sentir. Parfois, les vaches réagissent d'un mouvement brusque lorsque j'approche ou lorsque je presse les trayons pour faire sortir quelques jets de lait avant d'installer l'appareil. Bref, je suis green.

Après le déjeuner, on a nettoyé l'entrée de l'étable, la salle où se trouve le réservoir à lait. Un ménage mensuel et complet. L'inséminateur passait au même moment. Son travail est surréaliste. Il se promène de ferme en ferme pour féconder les vaches à l'aide d'une longue seringue dans laquelle se trouve de la semence de taureau. Il insémine en moyenne 25 bêtes chaque jour sur un vaste territoire, qu'il parcourt avec sa voiture. L'une d'elle était la vache en chaleur #52 des Deslauriers. Le plus simplement du monde, il a enfoncé son bras (recouvert d'un long gant en plastique jusqu'au coude) dans l'anus de la vache pour  tenir convenablement l'utérus (oui oui). Avec l'autre main, il a rentré l'aiguille dans le vagin géant de la vache. En 30 secondes, le tour est joué. Un veau devrait sortir dans neuf mois. «Comme une femme», résume l'inséminateur, qui s'appelle….Jean Charest.

Après cette expérience fascinante, nous sommes allés dîner. Une grosse poutine. Puis, nous avons fait un saut dans un magasin de machinerie agricole à Saint-Hyacinthe. Je passe ici sous silence la quasi-totalité de la conversation qui s'est déroulée à l'intérieur du commerce entre Vincent, Réjean, les employés et d'autres agriculteurs locaux. Non pas parce qu'elle était odieuse ou déplacée, mais bien parce que je n'ai pas compris un traître mot à tout cet échange entre gars de ferme. Je me suis cependant senti bien viril d'être associé à eux l'espace de quelques minutes. J'ai même fait semblant de magasiner un tracteur. Imaginez ma fierté lorsque j'ai répondu « non non, je fais juste me rincer l'oeil» à l'employé qui m'a offert son aide.

Nous avons ensuite visité une ferme laitière des environs, nouvellement automatisée presque à 100%. L'agriculteur, un gaillard fort sympathique, vient d'acquérir deux robots qui gèrent désormais le travail de traite. Une révolution dans la vie de cet homme, mais aussi dans de plus en plus de fermes laitières. Je n'en dis pas plus, mon petit doigt me dit que nous y reviendrons plus tard.

De retour à la ferme pour le train d'après-midi. Reprise du même manège : pelletage de marde, épandage de bran de scie, balayage d'allées et, bien sûr, la traite des vaches. L'odeur ne me dégoûte presque plus.On a fini à temps pour souper. Sylvie avait fini sa journée à la Ville de Boucherville. Elle nous a préparé des hot chickens. J'ai bu trois grands verres de lait. Il est vraiment excellent le lait ici, un peu mousseux. J'ai retenu ma question niaiseuse pour savoir s'il leur arrivait d'acheter du lait à l'épicerie. Ou peut-être pas finalement. Je me déteste parfois.

Et me voilà dans mon lit à écrire tout ça. Vincent vient de pointer le bout de son nez dans le cadre de porte. On doit y retourner. Il est 21h10. Eh misère.

(Jour) 3

  • Moral : Épuisé
  • État d'esprit : Pick-up et ruban à mesurer
  • Niveau de bien-être 6
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 6
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 2
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Les journées ont beau commencer tôt et finir tard, elles passent néanmoins à toute vitesse.

Vincent m'a encore réveillé à 5h pour le train du matin. Ça prend un peu de motivation pour me sortir du lit. Au moins, le ciel commence à être plus clair. J'enfile mon linge de ferme et je file à l'étable, flanqué de Vincent. Nous n'échangeons pas un mot. Plusieurs vaches se hissent sur leurs pattes dès qu'on pousse la porte en bois grinçante.

Mécaniquement, je commence à pelleter la marde. Le métier rentre. Au tour du hache-paille. C'est vraiment la partie du train que je déteste le plus. C'est lourd, bruyant, bref, aux antipodes de l'image que je me fais d'un petit matin bucolique à la ferme. Traire les vaches aussi devient graduellement plus facile. Je me débrouille pas trop mal, je pense. Réjean le confirme. Ça me rend fier de pouvoir vivre une telle expérience. Ça m'éloigne drastiquement de mon image de pousseux de crayon et de ma vie de bureau-café latté.

Après le train, Jean Charest, l'inséminateur est revenu. Avec sa longue seringue (la pipette), il a engrossé la vache #18. Impossible, à ce stade-ci de l'expérience, de ne pas grimacer en le voyant enfoncer son bras (recouvert d'un gant transparent) jusqu'au coude dans le rectum de la vache.

Au déjeuner, j'épluchais les magazines et journaux agricoles, tels que La terre de chez nous, une institution. Je parcourais les petites annonces. «Fermette à vendre, Clarenceville, 500 hectares, bâtiments agricoles, maison, 700 000$.» Il y en a plusieurs comme ça. À la blague, j'ai manifesté mon intention d'acheter une fermette et devenir cultivateur. «À ton âge!! Impossible, tu es déjà fini!», s'est exclamé très sérieusement Réjean, avant de sortir son ruban à mesurer. À 35 ans, fini, comment, déjà??!? Réjean a déroulé son ruban de 0 à 80 pouces. «Ça c'est ta vie. Tu devrais mourir autour de 80, c'est la moyenne. Là, tu es rendu là», explique-t-il, en pointant le chiffre 35 presque au milieu du ruban. «Tu es encore capable de bien gérer ta ferme jusque là environ», enchaine-t-il en pointant le chiffre 50. «Il y en a déjà plus derrière que devant. Bref, t'es déjà fini», tranche-t-il, assassin. L'image fesse j'avoue.

Ma journée est à l'eau. Trop vieux pour me lancer dans l'agriculture. Réjean critique au passage les citadins (ses propres termes) qui abandonnent tout pour s'offrir l'aventure d'un petit retour sur la terre. «Ils embarquent là-dedans tête baissée. Habituellement, leur trip dure deux ans. Ensuite, ils vendent et retournent en Ville.»

C'était un grand jour aujourd'hui. En après-midi, nous sommes allés à Saint-Hyacinthe chercher le tout premier pick-up de Vincent. Un monstrueux F-150 blanc, flambant neuf, le genre qu'on n'aimerait pas devoir stationner sur une rue de Montréal. Vincent trépignait comme un enfant dans son premier carré de sable. Le prix de la bête : 40 000$. Un moment important dans la vie du jeune agriculteur. Une sorte de rite de passage à le voir jubiler devant son père, fier comme un paon.

Moi qui éprouve pour les véhicules – toutes catégories – autant d'intérêt que pour le curling ou les plaques tectoniques. Moi, à son âge, j'avais acheté une Nissan Micra 1988 manuelle pour environ 1000$. Je l'avais gardée une couple d'années. J'imagine les paiements mensuels d'un premier véhicule de ce prix-là. «Tu ne seras pas trop pris à la gorge Vince?»

- «Non, non, c'est au nom de la compagnie, ça va être correct.» 

Heureux, le père et le fils ont même pris leur fin de semaine de congé pour descendre jusqu'à Matane pour baptiser le nouveau truck. Ça fait deux jours qu'ils en parlent. Pour moi, ça correspondrait aux pires vacances de ma vie, ex æquo avec un séjour en camping. Comme quoi un monde nous sépare, même si on finit cette longue journée par traire les mêmes vaches.

(Jour) 4

  • Moral : Repos
  • État d'esprit : En congé
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 5
  • Niveau de compétence 0
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 7
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 0
    • Ouïe 0
    • Toucher 0

Comme mes fermiers se payent une petite fin de semaine père-fils pour étrenner le nouveau pick-up, je suis en congé à la maison.

J'ai fait la «grasse matinée», puisque je me suis levé à 8h du matin. Je repense à mes vaches et au dur travail qui m'attend à mon retour à la ferme. Réjean m'a conseillé de bien me reposer, les journées plus tranquilles achèvent.

Et misère, je n'ose pas imaginer des journées plus remplies.  Enfin, j'écoute les consignes du fermier. Je relaxe, loin de l'odeur du purin et du pelletage de marde.

(Jour) 5

  • Moral : Motivé
  • État d'esprit : Retour à la ferme
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 3
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 1
    • Ouïe 0
    • Toucher 0

Le Mont Saint-Hilaire s'élève, majestueux, depuis l'autoroute 20.

Ma petite famille vient me reconduire à la ferme, après un congé qui a passé trop vite. Au pied de la montagne, je reconnais les silos de la ferme Régrain. La maison bleue des Deslauriers est déserte. L'odeur de l'étable flotte dans l'air. Il fait froid. Encore. Les prévisions météorologiques prévoient de la pluie dans les prochains jours. Réjean sera déçu. J'ai un peu mal à un pied, mais malgré tout, j'ai hâte de reprendre le travail. Ma motivation est totale et la routine de la ferme s'avère très thérapeutique. Ne rien avoir à penser, sauf des choses rationnelles et terre à terre, à des années-lumière de ma job stressante.

J'ai toutefois un pincement au cœur à l'idée de quitter mes enfants. Les adieux ont été fréquents ces dernières semaines. Mon plus vieux sanglote dans le siège arrière. Je culpabilise un peu. Dans ces moments, je repense à ces travailleurs agricoles mexicains que j'avais rencontrés l'an dernier à Saint-Rémi. Des pères de familles qui quittaient leur famille durant sept mois chaque année. Leur courage et leur exemple m'aident souvent à dédramatiser. Et puis, je vais essayer de revoir mes enfants avant la fin de l'expérience.

Sur le terrain voisin, le père et grand-père de mes hôtes, M. Deslauriers senior, sort de sa maison et se dirige vers sa boîte aux lettres en bordure du chemin. C'est la première fois que je le rencontre. La main qu'il me tend est ferme et rugueuse. À 80 ans, il est solide comme un frêne, m'avait décrit son fils Réjean.

Il n'avait pas l'air d'être au courant que ses descendants faisaient une virée à Matane en fin de semaine. Pas de trace de Sylvie non plus dans la maison bleue. Je suis seul dans ma chambre. Je vais continuer à relaxer, car la récréation achève. Dans quelques heures, le fun recommence.

(Jour) 6

  • Moral : Fasciné
  • État d'esprit : Muscles et John McClane
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 1
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Je peux officiellement rayer «accoucher un veau» de ma liste des choses à faire avant de mourir.

Pas que c'était sur ma liste, mais tant qu'à vivre sur une ferme, aussi bien vivre toutes sortes d'expériences typiques.

La journée, voire la semaine, s'amorçait pourtant tranquillement. La météo, capricieuse, nous empêche d'entreprendre des travaux d'envergure dans les champs. On a d'abord fait le train. À 5h00. J'ai vécu mon baptême prévisible de «sortie de route du hache-paille dans le dalot». La machine a basculé et Vincent, compatissant, a dû m'aider à la remettre sur ses roues.

Nous avons ensuite installé des feux de signalisation sur les tracteurs. Une nouvelle norme de sécurité devenue obligatoire à la suite d'une collision mortelle impliquant un véhicule. Plutôt une façon de faire de l'argent sur le dos des fermiers, pestent mes hôtes, qui ont déboursé près de 2000$ pour tout l'attirail. Les gars ont longuement bricolé sur leurs tracteurs, afin de les rendre conforme. Pratiquement tous les outils de l'immense coffre en métal du garage y ont passé. «Ce qui se passe dans le garage reste dans le garage», peut-on lire sur une pancarte au-dessus du coffre à outils en question. Même le grand-père est venu faire son tour. «J'ai vu dans le journal qu'une ferme de Saint-Paul a passé au feu. 75 vaches ont péri. Le feu serait d'origine criminelle», racontait le patriarche. Les gars ne l'écoutaient pas vraiment, trop absorbés par leur travail sur les tracteurs.

Et moi, pendant tout ce temps, je me sentais à peu près aussi à ma place qu'un végétarien dans un méchoui au Festival du cochon de Sainte-Perpétue. 

Après le dîner (encore de la malbouffe. La frite à Mathieu. Une poutine, un steamé et un Pepsi), Vincent est venu me chercher dans le garage en trombe. «Awaye, va chercher ta caméra, le veau s'en vient !» Mon cœur a fait 100 tours et j'ai fait un sprint vers la maison pour ramasser ma petite caméra, celle que j'utilise pour raconter des trucs passionnants de temps en temps.

Le vêlage est difficile à décrire. C'est plutôt surréaliste en fait. La vache ne semble pas souffrir ou travailler. Elle broute paisiblement, debout, pendant que les pattes avant du veau commencent à sortir à l'autre extrémité de l'animal. J'étais seul dans l'étable. Visiblement, la naissance d'un veau est quelque chose de banal pour mes amis fermiers. Au bout d'une demi-heure, la vache s'est affaissée sur le côté. Sa respiration devenait subitement plus saccadée. Le veau arrive d'une minute à l'autre. Vincent apparaît alors dans l'embrasure de la porte, avec une corde jaune. Il s'en sert pour attacher les pattes avant, seules parties du veau encore visibles. C'est le temps de tirer. Ma job. À go, on tire. «Essaye de te synchroniser avec les contractions», lance Vincent.

- euh…

Je commence à tirer. Une fois. Les pattes sont maintenant complètement dégagées. Deux fois. La tête est sortie. Les yeux sont clos. Trois fois. L'animal sort complètement. Il glisse littéralement sur le sol, mou comme de la guenille. Vincent commence à lui chatouiller les narines avec un bout de paille. Une façon de le stimuler, l'aider à respirer ou quelque chose comme ça. Avec la corde, Vincent traîne le bébé tout neuf de l'autre côté de l'enclos, où se trouve sa mère. Je trouve ça plutôt rude comme méthode, mais les fermiers me répètent sans cesse qu'une vache, c'est une vache.

Le reste est magique. La maman nettoie avec sa langue son rejeton, pour le réchauffer et enlever le liquide amniotique qui le recouvre complètement. La vache à côté fait la même chose, avec une fougue plus maternelle, on dirait. J'aime penser qu'elle boucle en quelque sorte la boucle, puisque son propre veau est mort tout juste après sa naissance dans la nuit de samedi. La vache n'a pas pu le nettoyer.

Le moment est important, puisque c'est le premier et dernier contact entre la maman et son bébé. Une heure plus tard, le veau est transporté dans l'enclos au fond de l'étable, où l'attendent les deux autres veaux. 

J'ai baptisé mon veau (oui oui MON veau) John McClane, en l'honneur du personnage de Bruce Willis dans Die Hard, mon film culte. Comme il n'a pas émis le moindre gémissement, même couvert de sang, le prénom s'imposait de lui-même.

Les émotions ont fait place au train de l'après-midi. Naissance ou pas, la routine finit immanquablement par l'emporter.

Après la traite, j'ai donné du lait aux veaux avec Réjean #2. Il n'y allait pas de main morte avec le bébé, déjà sur ses pattes, fragile. Il plongeait sa tête dans le sceau de lait (celui de sa mère), pour l'habituer à boire. Paraît que c'est la façon de faire. John McClane devrait être vendu à un éleveur de veau vers la fin de la semaine.

Quelques minutes plus tôt, Réjean #2 donnait des petits coups de pieds à la mère de John McClane pour l'obliger à se lever pour la traire. Elle a vêlé une heure avant, on pourrait lui donner un break non? Son placenta vient à peine de couler dans le dalot.

Bref, j'imagine que je vais m'habituer à tout ça. Je vois les animaux avec mes yeux de citadins, je pense. Avec des lunettes roses. Je bois du lait, comme tout le monde, mais je suppose que ça me donne bonne conscience d'imaginer que les vaches gambadent à la journée longue dans l'herbe verte et luxuriante. C'est sur ces réflexions que j'ai terminé cette longue journée. Esquinté, affamé, juste à temps pour le souper. Au menu : un bon steak.  

(Jour) 7

  • Moral : Meurtri
  • État d'esprit : %$#@% de pelletage de roches
  • Niveau de bien-être 4
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 4
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 2
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Pas grand-chose à déclarer aujourd'hui. On ne peut pas donner naissance à un veau chaque jour.

Me trainer hors de mon lit a été dur ce matin. J'ai bien du mal à me coucher à 21h, comme mes amis fermiers. Je veille dans ma chambre jusqu'à 22h30-23h et j'en paye le prix quand Vincent me tire du sommeil de sa douce voix environ six heures plus tard. Chaque fois, je promets de me coucher plus tôt le soir. Et chaque fois je n'applique pas la consigne. Disons que ce soir, je n'aurais pas de mal à m'endormir un peu plus tôt, puisque je suis exténué.

J'ai commencé ma journée avec une petite visite à John McClane, maintenant âgé de 24 heures. Il se tient plus solidement sur ses pattes et a commencé sa vie de veau, avec ses deux colocataires dans l'enclos. Il boit maintenant plus de lait et ne semble plus du tout se souvenir que sa mère broute à l'autre extrémité de l'étable. Et vice-versa.

Après le train, on m'a confié le lourd mandat d'enlever une partie des milliers de petites roches (de la gravelle) qui tapissent l'immense terrain des Deslauriers. On devait pousser la roche avec une machine louée, une sorte de weed-eater ultra-pesant. Humblement, je me considère assez fort physiquement, or j'ai vraiment du mal à faire avancer la machine sur le gazon raboteux.

Surtout dans les endroits où le terrain est en pente. Le but de l'exercice (le mot est finement choisi) est faire en sorte que le tracteur à gazon ne s'abime pas avec les roches, en plus d'éviter qu'elles ne ricochent sur les nombreux véhicules éparpillés sur le site. Rien de trop compliqué, mais une tâche très éprouvante. Probablement la pire depuis des années. Je me sentais comme un détenu condamné aux travaux forcés. Mes grognements (involontaires) et jurons en continue devaient offrir un spectacle bien désolant. La job s'est étirée sur environ cinq heures. Cinq heures qui laissent des séquelles sur mon corps meurtri. J'ai des ampoules sur les mains (ça fait bobo ça), mal dans le dos, un nouveau muscle qui pousse sur mon avant-bras et j'ai d'ailleurs du mal à taper ces lignes. Mes pieds me font aussi souffrir un peu plus chaque jour.

Au moins, je fais assurément fondre les calories avalées dans ma ration de malbouffe quotidienne avec les gars. Aucune chance d'aller manger des sushis ou une salade avec eux je pense. Je vais devoir en faire mon deuil. Quoiqu'après des heures de $% @%#& de pelletage de roches, c'est une petite vengeance sur la vie de me claquer une poutine (avec saucisses) et un hamburger. Par contre, si je mangeais de la salade chaque jour, j'aurais probablement la shape d'Alexandre Despatie d'ici la fin de cette expérience.

À part ça, tout baigne au royaume des bovinés. Ah oui, quelques mots pour la pollution auditive qui brime un peu mon bonheur. À l'intérieur de l'étable, la radio syntonise en permanence CKOI. Je suis en train de me taper une surdose des édifiantes émissions de cette station, où fusent les jokes pipi-caca-poil et les rires gras collectifs en studio, histoire de te prouver qu'ils ont vraiment du gros fun. Les concepts sont interchangeables. Une poignée d'humoristes avec une fille qui faire des blagues encore plus grasses, pour montrer qu'elle n'est vraiment pas barrée. Les lignes ouvertes donnent envie de s'ouvrir les veines. «Appelez-nous gang, pour parler de vos fantaisies sexuelles, de l'endroit le plus inusité où vous avez fait l'amour, on veut savoir si vous êtes adeptes de fétichisme?»

Je me demande chaque jour ce qui est pire : ces émissions pour ados attardés ou le fait que les lignes ne dérougissent pas. Il y a cet humoriste connu, qui n'en rate pas une. «Je vends les bobettes d'une couguar que j'avais rencontré au bar Le Lover. J'espère juste que la personne intéressée n'est pas allergique aux poils…» Rire gras dans le studio.

Bon, je dois retourner pour le train de fin de journée. Si je suis chanceux, l'animateur de CKOI demandera peut-être aux auditeurs d'appeler pour raconter leur première partie de jambes en l'air. Can't wait.

(Jour) 8

  • Moral : Magané
  • État d'esprit : Manucure extrême
  • Niveau de bien-être 3
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 2
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 3
    • Ouïe 0
    • Toucher 4

J'ai mal partout. Je suis assis dans mon lit et je maudis l'écriture de ce journal.

J'aurais juste envie de me coucher. Tâchons d'être bref. Pas le choix de parler de ma principale tâche du jour, outre les deux trains quotidiens.

Les tailleurs de sabots étaient sur place pour toute la journée. Ils reviendront demain pour finir l'ouvrage. En gros, leur travail consiste, comme leur nom l'indique, à tailler les sabots de chacune des bêtes. Ça leur évite de se blesser et ça contribue à leur productivité laitière. Cette manucure extrême revient aux six mois. Les «gars de pattes», Kevin et Francis, s'occupent de la ferme des Deslauriers depuis plusieurs années. Deux armoires à glace, qui font à temps complet ce travail insolite sur plusieurs fermes de la région. Ils débarquent avec leur matériel, à commencer par une puissante machine servant à soulever les vaches sur le côté. Ensuite, ils utilisent une sorte de sableuse pour limer les sabots. Là où ça se complique, c'est qu'il faut d'abord trainer (littéralement dans plusieurs cas) les vaches de leur stalle vers la machine, installée à une extrémité de l'étable. L'horreur. Il faut d'abord enfiler une sorte de muselière à la vache, reliée à une corde jaune épaisse. Ensuite, on tire jusqu'à ce que nos veines du cou sortent pour bouger l'animal d'environ 1 400 livres. Si elle refuse, c'est là que ça devient débile. Il faut alors pousser, tirer, taper, bref convaincre l'animal de nous suivre. Si elle le fait, il faut parfois courir, puisque si elle décide de s'élancer dans l'allée, n'essayez pas de la retenir avec la corde jaune. La vache est plus forte que vous. Il faut donc se placer devant sa tête, histoire de lui montrer qui est le patron, et ensuite tirer de toutes nos forces pour l'empêcher de partir dans tous les sens. Comme les vaches ont rarement l'occasion de sortir de leur stalle et de marcher, elles sont très imprévisibles.

Résultat : je n'ai pas assez de doigts pour compter les bleus sur mon corps présentement. J'en ai un immense sur mon coude, lorsque ce dernier est demeuré coincé entre un morceau de métal de la stalle et une vache. J'ai lâché un de ces cris de mort, peut-être m'avez-vous entendu ?

Je suis ensuite un peu tombé dans la face de Vincent, que j'accusais de me confier des tâches aussi compliquées. «Criss, toé tu fais ça depuis que t'as 10 ans, moi ça fait 20 minutes», lui ai-je lancé, en douleur, lorsqu'il m'expliquait de ne pas mettre mon bras entre l'animal et le barreau de métal. Il s'est excusé et a été ensuite plus vigilant. Parce que c'est réellement dangereux comme job et à deux reprises les vaches, qui partaient dans tous les sens, m'ont pillé sur le pied. C'est sans compter les nombreuses fois où on passe proche de glisser dans une bouse, pour se faire ensuite passer dessus par une vache.

Mes hôtes sont de supers fermiers, des gaillards sympathiques avec des cœurs gros de même, mais je trouve qu'ils sont parfois de piètres pédagogues. Surtout Vincent, qui a tendance à oublier que fermier n'est pas vraiment mon vrai métier. Il semble se dire: le truc pour apprendre, c'est de le faire. Il n'a pas tort, j'avoue apprendre à la vitesse grand V. Mais moi, ça fait une semaine que je découvre un monde qu'il connait depuis toujours. Avant ça, mes emplois les plus physiques étaient dans un supermarché. Courir dans une allée de trois pieds de large talonné de près par une vache de 1 400 livres un peu nerveuse, c'est pas vraiment le genre de trucs que je donnerais au p'tit nouveau.

«Essaye de ne pas trop être stressé, les vaches le sentent !», me suggère Kevin.

- euh…ok…

Enfin, le reste de la journée s'est plutôt bien passé. Ne me reste qu'à m'échouer dans mon lit, complètement courbaturé. Demain, on finit cette satanée job. Ensuite, je ne veux plus jamais revivre ça de ma vie.

(Jour) 9

  • Moral : Exténué
  • État d'esprit : encore des sabots
  • Niveau de bien-être 5
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 3
  • Jauge des sens
    • Vue 0
    • Odorat 2
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Les pareurs de sabots étaient de retour à l'étable. L'équipe de tournage aussi, pour capter ce moment si agréable.

Elle en a eu pour son argent, puisque les vaches m'ont à nouveau fait goûter à leur médecine en me trimballant et en me bousculant sans relâche. Bref, la job sale est maintenant chose du passé. Toutes les vaches ont eu droit à leur manucure. J'espère que la vie va reprendre un peu plus tranquillement. Les derniers jours ont été très sportifs, avec des journées qui n'en finissent plus, s'étirant jusqu'à 14 longues heures.

J'avoue avoir un peu de misère avec Vincent ces deux derniers jours. Il est souvent sur mon dos, à me talonner de près pour s'assurer que tout soit parfait, que je ne laisse pas mon manteau trainer par-ci, la pelle par-là. Il semble oublier que je suis fermier depuis à peine 10 jours, que je ne viens pas de ce milieu mais surtout que tout ça se déroule dans le cadre d'une émission. Je ne suis d'ailleurs pas convaincu qu'il saisit très bien tout le sens de l'expérience. Avant-hier, il m'interdisait d'utiliser mon téléphone dans la journée ou ne voulais pas que je retourne à la maison me chercher une bouteille d'eau alors que j'étais complètement assoiffé par mon tirage de vaches. J'y suis allé pareil, mais je sens qu'il veut me bosser sans arrêt et ça rend les derniers jours un peu plus longs. Il m'a sacré après hier parce que j'ai décidé de ne pas tirer la dernière vache, qui venait de me bousculer par terre. Ça fait deux jours que je me tapais cette job honnêtement trop difficile pour une recrue, alors qu'il a fait ça toute sa vie.

Le pire, c'est que les deux pareurs et Réjean semblent très impressionnés de voir à quel point j'apprends vite et me débrouille bien. Je pense simplement que Vincent est encore trop jeune pour comprendre tout ça. J'aime beaucoup quand Réjean est sur place, Vincent est alors plus effacé et le père est beaucoup plus sympathique et conscient de ce qui se passe, de mon rôle parmi eux.

L'équipe de tournage contribue aussi à mon bonheur. Vincent est beaucoup plus enthousiasme et volubile en sa présence.Je crois fermement qu'il devrait s'estimer chanceux de m'avoir, puisque je me lève toujours et jamais ne rechigne sur l'ouvrage. Je fais en plus largement ma part. Mais à compter d'aujourd'hui, J'opte pour une nouvelle stratégie. Je vais prendre ça un peu plus relaxe et cesser de me tourmenter avec ça. Je vais rester calme, éviter les prises de becs, sans toutefois en faire plus que je peux en donner. Déjà que je fini mes journées complètement exténué. J'espère que les choses vont se replacer.

(Jour) 10

  • Moral : Déterminé
  • État d'esprit : Grisaille et robots
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 9
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 2
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 3
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

De mémoire, jamais mai ne s'est amorcé de manière aussi moche.

À 5h du matin, on gèle carrément. Le vent est encore froid et il fait encore très noir dehors. Comme si je n'étais pas assez fatigué comme ça, j'ai fait un peu d'insomnie. Je me suis réveillé à 3h30 du matin et je n'ai jamais été capable de me rendormir par la suite. J'ai donc entendu clairement les trois alarmes de Vincent, qui font un boucan d'enfer. Lorsque mon voisin de chambre s'est présenté devant ma porte, ça faisait un bail que je tournais dans mon lit.

La veille, j'étais sorti (pour la première fois) avec mon père, venu me visiter. Il avait travaillé sur une ferme dans sa jeunesse et c'était pour lui un plaisir nostalgique de se retrouver à nouveau dans une étable.

Nous sommes allés voir le premier match Canadiens-Boston au resto-bar La Poudrière, tout près. L'endroit était bondé et l'alcool y coulait à flots. Après deux périodes, je cognais des clous et j'avais mal partout. Quand je me suis endormi, Boston venait d'égaliser 2 à 2. Je me suis félicité d'avoir quitté prématurément le bar, lorsque j'ai vu au matin que la partie s'était étirée jusqu'en deuxième période de prolongation.

Quelques rares rayons de soleil sont apparus après le train du matin. Le ciel s'est ensuite couvert rapidement et des pluies diluviennes se sont brusquement abattues. La météo a été en dents de scie comme ça, jusqu'au soir.

En fin de matinée, nous sommes retournés visiter la ferme de Joël, celle qui est robotisée depuis quelques semaines seulement. Joël et sa femme Nathalie ont le sourire fendu jusqu'aux oreilles depuis la modernisation de leur installation. Cette ferme du 21e siècle fait saliver les Deslauriers, qui prévoient acquérir à leur tour des robots d'ici cinq ans. Pourquoi attendre? À cause des coûts, soit environ 300 000$ pour les deux machines. Ces employés technologiques, encore luxueux et rares, risquent toutefois de devenir la norme chez les éleveurs de demain comme Vincent et Laurianne, la fille de Joël et Nathalie, qui reprend les rênes de l'entreprise familiale.

Rien de spécial pour le reste de cette journée. Un souper fort sympathique avec Sylvie et Réjean. Vincent est sorti avec un ami. La fin de semaine s'annonce tranquille. Je suis complètement épuisé, je vais dormir.

(Jour) 11

  • Moral : Zen
  • État d'esprit : Crémaillère agricole
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 6
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 0
    • Ouïe 0
    • Toucher 0

J'ignore ce que vous avez fait aujourd'hui, mais dans le monde agricole, il y avait tout un happening ici.

L'ouverture d'une toute nouvelle ferme robotisée et flambant neuve, appartenant à la famille Michon, située à La Présentation. Ces producteurs laitiers se sont offerts ces installations au coût de 1,8 millions de dollars. L'étable, à la fine pointe, est inhabitée. Les vaches devraient déménager la semaine prochaine de l'ancienne à la nouvelle grange. Réjean me parlait de cette ouverture depuis quelques jours. Visiblement, sa fébrilité est contagieuse. À notre arrivée, après le train matinal, il y avait des véhicules partout, des deux côtés du rang. Comme si toute la population agricole de la région s'était donnée rendez-vous.

J'ai d'abord été surpris de voir autant de jeunes éleveurs et leurs familles. Comme quoi la relève est présente. Mais l'avenir est dans le robot. Cette nouvelle ferme en est une preuve supplémentaire. Les éleveurs se baladaient à l'intérieur de la ferme en salivant. Comme des amateurs de voitures au Salon de l'auto. C'est sensiblement à l'image de la ferme visitée la veille, mais en plus propre (pas de vaches encore) et en plus gros.

Cette porte ouverte avait été organisée par la compagnie Lely, qui fabrique les robots et autres machineries agricoles installés dans la nouvelle ferme. Un coup de marketing intelligent. Plusieurs représentants de la compagnie écumaient les lieux pour répondre aux questions des éleveurs. Des kiosques représentant les autres entreprises qui ont contribué à l'aménagement de la nouvelle ferme étaient aussi présents. Pour rendre l'événement plus festif, du pop-corn, des beignes aux patates maison (menoum), un méchoui, du fromage en grain de la place et des hot dogs étaient offerts. Vers midi, près de 200 personnes devaient grouiller dans la ferme, mais les gens ont continué à défiler tout au long de la journée.

C'était divertissant et aussi dépaysant de tendre l'oreille vers les différentes conversations. Des petits groupes se formaient ici et là. «Moi j'aurais jamais mis des barrières en aluminium», «ce plancher en lattes est une brillante idée», "moi j'aurais inversé le bureau de comptabilité et la cuisine," etc.

L'être humain étant ce qu'il est, plusieurs visiteurs jouaient plus ou moins subtilement à «ma ferme est meilleure que la tienne». D'autres s'improvisaient gérant d'estrade agricole, un peu envieux devant cette Cadillac des fermes.Réjean et Vincent ont profité de l'événement pour socialiser et se tenir informé des derniers potins. Le père surtout, qui a du mal à faire un pas sans se faire arrêter. J'ai dû prendre mon mal en patience, moi qui a autant d'intérêt pour la ferme du futur que pour une sortie en famille au Cocothon.

Après près de deux heures, je pensais qu'on s'en allait enfin en se dirigeant vers la porte. Erreur. Réjean voulait juste s'en griller une. «Pas tout de suite!! J'ai pas fini mon jasage!»

Alors, tant qu'à rester, aussi bien faire pareil. J'ai donc entrepris la conversation avec une jolie rouquine, accompagnée de plusieurs enfants blonds magnifiques. Les siens finalement. À 34 ans, elle ne se destinait pourtant pas à cette vie agricole. Son conjoint a pris en charge une ferme laitière familiale. «Moi je viens de la Ville (St-Hyacinthe), mais j'ai rencontré mon chum et j'ai commencé à avoir mes enfants.» Elle songe à rester à la maison pour s'occuper de sa famille et ne ferme pas la porte à d'autres enfants. Elle dit avoir le temps de vivre en famille, malgré les restrictions imposées par le travail de ferme. Elle ajoute déjà avoir des indices sur qui, parmi sa jeune tribu, a la fibre agricole et risque de reprendre le flambeau. «Mon plus grand serait bon avec la machinerie, celle-là adore la ferme, lui est trop jeune, elle, c'est une artiste.» En quittant enfin la ferme, les agriculteurs continuent à entrer à pleine porte.

En terminant, des nouvelles de John McClane, MON veau. Il a été vendu hier à un éleveur pour 100$. L'homme est venu le chercher avec une remorque. En 5 minutes, il était parti. Le hasard a fait que sa maman venait d'être déménagée dans la stalle juste à côté de l'enclos des veaux. J'aime croire qu'elle a regardé son veau une dernière fois avant de partir. En réalité, elle broutait nonchalamment pendant que Vincent chargeait le veau dans la remorque. Pour une raison obscure, ça me rendait un peu triste. Je pense que mes enfants commencent à me manquer.

(Jour) 12

  • Moral : Heureux
  • État d'esprit : Brunch en famille
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 7
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 0
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Je serai bref. Journée tranquille à la ferme, outre les deux trains quotidiens.

Tout a commencé par un brunch familial dans une érablière des environs, une tradition hebdomadaire chez les Deslauriers. Après la saison des sucres, la salle à manger accueille les clients – des agriculteurs et leurs familles pour la plupart, pour servir un brunch en formule buffet. C'était aussi délicieux que calorifique. Ma petite famille s'est déplacée pour l'occasion, alors c'était une journée parfaite, malgré le temps merdique. Ce dernier fait de plus en plus rager Réjean, qui s'inquiète pour son travail dans les champs, qui commence à prendre un peu de retard. Après le repas, j'ai profité de ma famille un peu plus en privé avant le train d'après-midi. Nous sommes donc allés tuer quelques heures aux Promenades Saint-Bruno (oui oui), parce que la pluie offrait bien peu de possibilités. L'idée n'était pas de magasiner, mais bien de passer du temps ensemble dans le mail. Moi qui a horreur des centres d'achats, j'ai passé bien près d'en profiter pour faire mes achats de Noël, histoire de faire d'une pierre deux coups.

Mon bonheur en famille éclipsait toutefois ma profonde déprime de voir autant de gens prendre d'assaut le centre commercial et se piler sur les pieds dans le mail. En quittant le stationnement, un bouchon de circulation paralysait sur une bonne distance la sortie menant au centre d'achat sur l'autoroute 20.

(Jour) 13

  • Moral : Déprimé
  • État d'esprit : En attendant la nouvelle lune
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 4
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 1
    • Ouïe 0
    • Toucher 0

Bon, ben désolé, amis lecteurs, ce journal sera nettement moins excitant que 50 shades of Grey aujourd'hui encore.

La température, qui oriente pas mal la vie agricole, limite notre travail sur la ferme. Outre les trains bien évidemment, devenus de plus en plus mécaniques.

J'ai encore joué à la perfection mon rôle de plante verte dans le garage pendant que les gars bricolaient sur différentes machines.À la question, «savez-vous quand est-ce que vous allez pouvoir reprendre l'ouvrage dans les champs», c'était plutôt révélateur de voir les deux Réjean et Vincent se retourner vers moi et me répondre d'une même voix : «Pas avant la prochaine lune!» Il faut vraiment être agriculteur pour répondre des affaires de même. Donc, pour les néophytes comme vous et moi, la nouvelle lune est le 14 mai et tout devrait rentrer dans l'ordre à partir de là. Si vous voulez en savoir plus là-dessus, tapez «nouvelle lune », « agriculture » et « effet » dans Google.

Je dois admettre que la météo commence à jouer sérieusement sur mon humeur. C'est très déprimant de se lever sous une pluie froide un 5 mai et voir un ciel couvert de nuages chaque jour. La bonne nouvelle : on annonce du beau temps dès demain et ce, pour quelques jours.

To be continued…

(Jour) 14

  • Moral : Excité
  • État d'esprit : Jouer avec de gros camions
  • Niveau de bien-être 7
  • Niveau de fatigue 4
  • Niveau de compétence 5
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 3
    • Odorat 0
    • Ouïe 2
    • Toucher 2

Les garçons de mon âge ont pas mal tous joué avec des gros camions Tonka dans un carré de sable lorsqu'ils étaient enfants.

Ma soif de virilité a ainsi été largement étanchée aujourd'hui, puisque mes fermiers sortaient leur machinerie au grand air pour la première fois de la saison. Il faisait enfin beau, c'était donc obligatoire d'en profiter. Voir ronronner sous le soleil les semeuses, faucheuses et quelques tracteurs s'avère un spectacle impressionnant. Même pour le passif conducteur d'une Toyota automatique que je suis.

J'ai même conduit un gros tracteur, un John Deer valant près de 300 000$. Rien de compliqué finalement. J'avais ma face de fier en me promenant dans la gravelle du haut de ma machine aux immenses roues de 42 pouces. Mon côté urbain-bourgeois-écolo-Bixi s'est alors liquéfié puis évaporé par le tuyau d'échappement avec l'épaisse fumée noire de mon gros tracteur pollueur.

Après ce tour de manège, moi et Vincent avons nettoyé les pattes des vaches avec un petit produit. Un truc à faire quelques jours après le passage des pareurs de sabots. J'en ai profité pour jaser un peu avec lui de sujets plus personnels. Comment il perçoit l'avenir? Les femmes? Son père? À ma grande surprise, il s'est montré loquace, répondant sans détour. La femme qui voudra de lui devra le prendre avec ses 72 vaches. C'est ça le deal. «En même temps, je suis à la tête d'un empire valant six millions de dollars», ajoute-t-il pour démontrer qu'au-delà des sacrifices, il y a quelques avantages.

Vincent m'a aussi parlé de son père, un dur à cuire qui prend beaucoup de place. «J'ai eu peur de lui jusqu'à l'adolescence», a admis le fils, qui a appris à vivre et travailler avec son père et les humeurs de ce dernier. J'ai compris un peu plus pourquoi Vincent était souvent bête et sec avec moi, dans ses consignes de travail. Simplement parce que c'est de cette façon qu'il a appris.

«Et là, tu vois ça fonctionne, ton hache-paille, tu le passes aussi bien que moi.»

(Jour) 15

  • Moral : Fatigué
  • État d'esprit : Fesser à coup de masse
  • Niveau de bien-être 5
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 8
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 1
    • Toucher 2

Je me suis fait des muscles aujourd'hui. Plus qu'à l'habitude je veux dire.

La mission du jour était de redonner un lifting à la clôture en piquets de cèdres qui ceinture une bonne portion du terrain des Deslauriers. Un travail simple, mais éreintant. Vincent était au volant de la petite voiturette motorisée et moi, j'étais debout dans la boîte du véhicule avec une masse pesante. Vincent s'approchait des piquets et ma job était donc de taper dessus fort pour les enfoncer de quelques pouces dans le sol. Ça a l'air niaiseux, mais il y a plus de 300 piquets sur cette clôture-là. Résultat: j'ai les bras morts. Je me console en me disant que mes nouveaux muscles agricoles auront sans doute un effet bœuf dans ma camisole sport lors de mes ballades en patin à roues alignées au parc Maisonneuve cet été. Je sais, le patin à roues alignées, c'est très «1994».

Le travail physique est d'ailleurs une des parties que je préfère de cette expérience. Le temps passe plus vite et tant qu'à être ici, aussi bien se mettre en forme. Et Vincent ne se fait pas prier pour me laisser les travaux plus ardus, ça lui donne un break j'imagine.

(Jour) 16

  • Moral : Fébrilité
  • État d'esprit : Début de la fin
  • Niveau de bien-être 6
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 7
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 5
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 3
    • Toucher 1

Aujourd'hui, il fait enfin un soleil magnifique.

Les petits oiseaux chantonnaient ce matin autour de l'étable. Malgré la menace de gel au sol la nuit prochaine, on sent que le printemps s'installe enfin. Moi je sens que la fin approche et je suis partagé entre la joie et un brin de nostalgie, déjà, à l'idée de ne pas me lever pour le train du jour au lendemain. Je suis maintenant habitué et même attaché à cette routine. Mais soyons honnête, je serai au départ bien heureux de dormir un peu plus longtemps et de boire un latté relax avec mon journal. Je suis un peu lendemain de veille aujourd'hui. Mon ami Mathieu est venu me voir hier soir pour le match. Je suis retourné au resto-bar la Poudrière, où j'ai à nouveau mal mangé. J'ai bu quelques pintes et comme je suis au régime sec d'alcool depuis deux expériences, c'était suffisant pour tomber comme une roche dans mon lit. Ce soir, je vais m'effondrer tôt.

(Jour) 17

  • Moral : Fatigué
  • État d'esprit : Joie et nostalgie
  • Niveau de bien-être 1
  • Niveau de fatigue 2
  • Niveau de compétence 4
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 3
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 1
    • Ouïe 1
    • Toucher 0

Sentiment étrange de penser que je vais très bientôt reprendre ma petite vie peinarde.

Je suis fébrile, mais habitué aussi. Une fois que la routine s'est bien installée, ça serait facile de continuer encore. Les premiers jours, je serai toutefois bien content de me faire réveiller par mes enfants et non par Vincent, qui vient à ma porte chaque matin à l'heure des poules.  Mais j'avoue que je risque par la suite de ressentir un vide. J'aime le côté physique et concret du boulot. J'ai appris ici une foule de choses et je me sens moins empoté que lorsque j'ai posé mes valises le premier jour.

Mes fermiers vont évidemment me manquer. Réjean le croit dur comme fer. «Tu vas voir, tu vas t'ennuyer au bout !», beugle-t-il sans arrêt depuis deux jours. Pas le choix de lui donner raison là-dessus. Je me suis particulièrement attaché à cet homme imparfait, mais authentique. Une vraie grande gueule qui a décidé de vivre sa vie sans filtre et surtout sans retenue. Il m'a appris plusieurs choses, sur le travail comme sur sa réalité, toujours confrontée à la mienne, le « citadin» comme il dit.  

J'ai aussi apprécié quelques conversations plus personnelles avec Vincent. À son âge, il fait preuve d'une très grande maturité (trop peut-être) et je suis sûr qu'il portera à bout de bras la vieille ferme à l'ère robotisée.

J'ai aussi eu de bons moments avec Réjean 2 et sa voix criarde et franche, sans oublier Sylvie, avec qui je refaisais parfois le monde le soir devant un café ou une tisane. C'était valorisant et un privilège pour moi d'avoir fait partie de leur cercle brièvement et surtout d'être capable de faire la job. C'était ça ma plus grande angoisse au départ.

(Jour) 18

  • Moral :
  • État d'esprit :
  • Niveau de bien-être 1
  • Niveau de fatigue 2
  • Niveau de compétence 4
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 3
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 1
    • Ouïe 1
    • Toucher 0

La journée a été longue aujourd'hui. Le ciel était bleu et les outardes revenaient en gang.

Moi et Vincent avons grimpé dans deux silos pour les nettoyer. Ensuite, nous avons fait sortir les vaches taries dehors dans les pâturages. Quel bonheur d'enfin voir des vaches gambader dans l'herbe verte. Ça marque officiellement le début de la saison chaude. Les vaches laitières devraient suivre dans les prochains jours, mais elles devront revenir à l'étable matin et soir pour la traite. J'ai appris que cette image bucolique de vaches qui broutent paisiblement dans les champs est en voie d'extinction. Les bêtes n'auront plus à sortir lorsqu'elles se baladeront librement à l'intérieur des fermes robotisées. Alors si vous voyez des vaches brouter dans l'herbe, rincez-vous l'œil, un tel spectacle achève.

J'ai eu une bonne et longue conversation aussi avec Denis Deslauriers, le père de Réjean et grand-père de Vincent. À 80 ans, il se dit très fier du chemin parcouru, mais aussi de voir son héritage perdurer. Il habite la maison blanche un peu vieillotte située à une trentaine de mètres de celle, spacieuse et moderne, de son fils. Fait étonnant, il vit dans la maison où il est venu au monde. Son père venait de démarrer la ferme laitière et leur propriété était alors perdue au milieu des champs. Il pouvait alors contempler le mont St-Hilaire au loin, avant que les quartiers résidentiels et le supermarché de l'autre côté de la rue ne voilent le paysage. Une autre fenêtre de sa maison donne directement sur la ferme. Le vieil homme explique y jeter un œil fréquemment, toujours soucieux de voir les travaux en cours et sa descendance faire rouler la ferme. Aujourd'hui encore, il se lève chaque matin à l'heure du train, sans aucune alarme. Comme quoi on peut sortir un gars de la ferme, mais…

Allez, une dernière nuit dans mon lit moelleux. Et un dernier train demain matin. Mais avant, c'est le souper. Et je pense que Sylvie a préparé quelque chose de spécial pour mon départ. Et comme c'est le festival du homard au IGA d'en face… 

(Jour) 19

  • Moral : Fierté
  • État d'esprit : Le dernier train
  • Niveau de bien-être 8
  • Niveau de fatigue 8
  • Niveau de compétence 9
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 2
    • Ouïe 0
    • Toucher 3

Comme si le destin se mettait de mon bord pour m'aider à boucler la boucle, je me suis levé quelques minutes avant que Vincent ne vienne frapper à ma porte ce matin.

J'ai pris le sentier en gravelle menant à la ferme, le cœur léger, en route vers mon dernier train. J'ai répété méthodiquement la même routine apprise depuis trois semaines, prenant soin de profiter au maximum de chaque étape. À moins d'un improbable chambardement dans ma vie, c'est la dernière fois que je fais un train. Je m'estime bien chanceux de l'avoir fait, d'avoir vécu cette expérience, mais je suis également très heureux à l'idée de regagner ma vie urbaine. Je lève mon chapeau à mes hôtes qui répètent depuis des années cette exigeante routine. Mais ont-ils vraiment le choix?

Je suis fier aussi d'avoir réussi à m'acquitter de mes tâches et réellement donner un coup de pouce aux Deslauriers. J'ai aidé à redresser une clôture, participé à la manucure des vaches, au vêlage d'un veau, nettoyé le terrain, sans oublier les deux trains quotidiens. La ferme continuera de rouler sans moi. Elle le fait depuis quatre générations. Mais c'est clair que la récréation de Vincent vient de se terminer!

La journée de départ était chargée. À commencer par la visite de la vétérinaire, Ariane, une jeune femme bien charmante qui vient faire son tour une fois par mois. Son rôle est de s'assurer que la grossesse des vaches se déroule bien. Elle a même fait quelques échographies avec une machine. Son bilan: tout est correct dans l'ensemble, mais il faudrait sans doute modifier légèrement le dosage des ingrédients de la moulée servie aux vaches, pour améliorer leur état de santé.

Je suis ensuite allé diner avec l'équipe de tournage, dont les membres vivent aussi, à leur façon, chaque expérience. Après le diner, nous avons eu la visite de Maria, une colorée travailleuse sociale spécialisée dans le domaine agricole. Depuis une quinzaine d'années, elle écume les fermes du Québec pour offrir son aide, mais surtout aux oreilles des agriculteurs qui mènent des vies éreintantes. Quelques suicides d'agriculteurs l'avaient motivée à commencer ce service de consultation à domicile. Elle offre aussi un gîte pour les agriculteurs qui ont besoin de ventiler quelques jours. Pas plus, parce qu'ils ne peuvent jamais quitter leurs fermes bien longtemps. 

À ma grande surprise, Réjean, ce rude colosse de 250 livres, a fondu en larmes en pleine conversation sur la maladie, la mort et les déchirements autour des successions d'agriculteurs. Réjean a failli y passer il y a quelques années. Mourir est sa plus grande peur. Pas la mort à proprement parler, mais plutôt l'angoisse de plonger sa famille dans l'embarras avec la ferme s'il disparaissait. 

Tant qu'à être dans l'émotion, c'était ensuite l'heure des adieux. Dans l'étable. J'ai jeté un dernier coup d'œil à mes vaches, à Réjean #2, toujours aux commandes de sa machine à distribuer la moulée. J'ai serré la main de mes fermiers. Une poignée de mains gaillarde, comme ils m'ont habitué. Même si t'étais un peu tortionnaire sur les bords, merci Vincent, je vais m'ennuyer de nos conversations.

Quant à toi Réjean, merci de m'avoir fait découvrir ton métier. Et merci aussi pour toutes les histoires que tu as partagées sans filtre avec quelqu'un qui était un étranger il y a trois semaines. Réjean s'est reviré vers ses vaches pour discrètement essuyer une larme.

Je suis sorti de l'étable.

(Jour) 20

  • Moral : Brûlé
  • État d'esprit : Souris des villes....
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 9
  • Niveau de compétence 0
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 2
    • Odorat 0
    • Ouïe 3
    • Toucher 2

Quand j'ai ouvert les yeux, vers 6h15, j'ai d'abord eu une pensée pour mes vaches.

À cette heure, je serais en pleine traite. J'avoue que ça fait étrange de me réveiller dans mon lit avec toute ma famille, puisque mes deux enfants sont venus nous rejoindre durant la nuit.

Par contre, si c'était à refaire, j'aurais peut-être pris une journée pour me reposer et faire une cure de sommeil avant de rentrer au bercail. Là, je suis complètement brûlé et les enfants - qui semblent tout aussi fatigués –  chignent depuis ce matin. Je comprends qu'ils sont contents de me voir et veulent jouer avec leur père, mais ils sont aussi très demandant et je manque un peu de patience. Bref, je vais me coucher tôt ce soir, pour tenter de récupérer au plus vite.

Ah oui, ça faisait drôle de boire du lait acheté au supermarché.

(Jour) 21

  • Moral : Déréglé
  • État d'esprit : La réalité nous rattrape
  • Niveau de bien-être 9
  • Niveau de fatigue 6
  • Niveau de compétence 1
  • Niveau de frustration 0
  • Apparence physique 8
  • Jauge des sens
    • Vue 1
    • Odorat 0
    • Ouïe 0
    • Toucher 0

Je me lève toujours aussi tôt le matin. Je pense immanquablement à ce que je serais en train de faire si j'étais à la ferme.

Sinon, je m'accorde un repos bien mérité. Et ça fait du bien. La pression et l'adrénaline retombent tranquillement. Je retrouve mon rythme normal, ma routine à moi.Habitué aux journées très chargées et éreintantes, je me sens presque mal de passer des heures assis derrière un ordinateur.

Je m'entraine plus que jamais dans l'espoir de conserver ma taille agricole. Le reste du temps, je profite du soleil radieux sur ma terrasse, une bouteille de rosé sur la table. Loin des vaches, qui, tranquillement pas vite, deviendront les souvenirs flous d'une période marquante et formidable de ma vie. 

  • Jours
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
  • 6
  • 7
  • 8
  • 9
  • 10
  • 11
  • 12
  • 13
  • 14
  • 15
  • 16
  • 17
  • 18
  • 19
  • 20
  • 21
Confessions
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