Je tue le temps. J'ai l'impression de ne faire que ça. Tuer le temps dans une file, dans la rue, dans la salle communautaire d'un refuge, dans mon lit, devant cet ordinateur au poste de police.
Je suis devenu un serial killer temporel.
Les histoires pathétiques des gars commencent même à me saouler. Tout le monde a un problème entre les murs du refuge. Plusieurs sentent le besoin de le partager avec moi, l'effet pervers du fait que tout le monde ou presque sait que je prends part à cette expérience, je crois. Le jeu, l'alcool, la drogue, les femmes: ils font la file pour me conter en détail le récit de leurs vies ratées. J'exagère. Un peu.
Mais les histoires finissent par se ressembler toutes. Il n'y a que les visages qui changent. Et encore.
Bref, la coupe est pleine parfois et ça ne me tente pas toujours d'avoir une conversation avec un gars qui a tout perdu et me montre ses avant-bras couverts de piqûres de punaises de lit, souvenirs saignants de sa dernière brosse de trois jours qui s'est terminée dans une maison de chambre remplie de putes et de crack.
Encore moins dans un fumoir avant 7h le matin.
La lune de miel est finie. Là, je commence à compter les jours qu'ils me restent. Je pense aux enfants. Je combat l'envie d'aller voir le plus vieux jouer dans sa cour d'école sur l'heure du lunch.
Les histoires cutes et touchantes des gars commencent à me taper sur les nerfs ou me rendre sceptiques. Celle de Guy, inspirant avec son beau projet de partir gratter sa guitare dans les Maritimes. Guy est disparu depuis deux jours, probablement parti sur la brosse. Celle de Pierre, dont l'itinérance temporaire devait le mener dans l'Ouest rapidement. Pierre dit ne plus trop savoir quand il va partir. Celle de Pierre (un autre) qui veut dénoncer l'acharnement policier dont il se dit victime et qui l'empêche, à coup de contraventions, de se sortir de la rue. Il s'est fait expulser du refuge hier pour avoir (encore) tenté de faire entrer de l'alcool.
Je doute même que tout le monde puisse tomber dans la rue, rhétorique qu'on entend ici à tout vent. Pour ma part, je doute sérieusement me rendre là un jour. J'ai trop à perdre. Plus qu'eux en fait. Je sens le fossé se creuser un peu plus chaque jour entre moi et eux. À mesure que je passe plus de temps avec eux, ironiquement. Comme si je me sentais immunisé contre la menace de me ramasser un jour là pour de vrai. Certaines conversations entendues me le font croire hors de tout doute. Comme hier, lorsque j'attendais dehors avant de rentrer dîner à la Bonneau. Je discutais (en fait j'écoutais) parler un gars de mon âge qui voulait partager un joint avec moi (j'ai résisté, malgré une certaine tentation). «Les filles sont toutes des putes! Toute la gang! Dès qu'elles goûtent à ma graine, elles sont accros ! Moi je suis capable de fourrer 30 fois de suite sans venir et donner des dizaines d'orgasmes aux filles!»
Le gars y allait comme ça, de propos édifiants, se targuant de vendre de la coke et «gérer» six filles dans Hochelaga. Il jouait au tough, comme plusieurs autres qui font l'étalage de leurs vies de prison. Mais au fond, ils finissent tous leurs journées au deuxième étage d'un lit superposé dans un refuge pour itinérants. Méchante gang de winners. Mon père avait un nom pour ça. Des «défonceurs de portes ouvertes». L'expression prend tout son sens ici.
«Oui, mais, ces gens ont eu des passés difficiles, des enfances malheureuses!»
Peut-être. Mais n'empêche que je n'ai pas choisi d'être le déversoir de leurs glorieux faits d'armes de bum. Je suis d'ordinaire volubile, mais je me retrouve cantonné dans un rôle de spectateur un peu naïf et impressionnable, cherchant à manger seul dans la cafétéria en espérant avoir la crisse de paix.
Sinon, j'ai donné mon nom pour faire les tâches le matin à la MDP. Ça permet d'avoir un lit réservé et une flexibilité dans les heures d'entrée au refuge. Ça permet aussi de tuer le temps. On nous réveille à 5h du matin environ pour servir le déjeuner aux gars. J'ai servi le gruau ce matin. Un travail facile. On verse le gruau de la marmite au bol avec la louche en métal et on tend le tout au client. Quand il est content, il prend le bol. Quand il n'est pas content, il grommelle quelque chose d'inaudible en allant s'asseoir.
Mon voisin donneur de contenant de beurre de pinotte et de confiture semblait se faire davantage chier. Certains gars lui donnaient de la marde lorsqu'il ne restait plus de confiture aux bleuets ou lorsque le contenant était taché d'arachide.
J'ai ensuite changé les draps dans les chambres, dans l'équipe du frère Marc. Un religieux qui travaille là depuis 30 ans. Un vrai personnage. Petit, pince sans rire, lunettes rondes : les gars lui vouent littéralement un culte. «Bon, on va régler quelque chose. Ne me parlez pas d'élections ce matin. Je ne vote pas. Je vais voter lorsqu'on aura un pays.»
Les tâches du matin permettent certains privilèges, comme une collation, un souper avant les autres et un dîner même.
Je suis sorti profiter du soleil. J'ai mécaniquement marché vers le café Mission pour m'assurer que rien n'avait changé. J'ai poursuivi mon chemin à la Bonneau pour le dîner, avant d'aller faire mon tour au local de musique. Mélanie était là. Seule femme dans un milieu de gars. Elle est one of the boy. Elle se débrouille au synthétiseur en plus.
Entendre des gars très talentueux jouer quelques tounes m'a réconcilié avec tous les travers dénoncés ci-haut.
Je suis reparti vers la MDP le cœur léger.
Comme quoi la vie est bien faite.
Je risque de redevenir pessimiste ce soir. Les gars ne voudront sûrement pas se taper la soirée électorale. Encore une émission merdique. Hier, les gars ont applaudi lors du coup de circuit final et prévisible d'un film série B totalement mauvais. «Ça m'étonnerait que ça leur tente d'écouter les élections. Surtout s'il y a plus de monde de la catégorie 1.», illustre Romain, un chic type charismatique, qui catégorise ses colocataires de 1 à 4.
1- santé mentale lourd.
2- problèmes lourds de consommation
3- vieux de la vieille pris dans une routine
4- gars qui veut se sortir de la rue, plus futé que la moyenne
Romain se place dans la catégorie 4, comme tous ceux qui catégorisent les gens, j'imagine.
Contrairement à lui, je ne crois toutefois pas que des gens veulent vraiment passer leur vie dans un refuge et y mourir.
Plusieurs ont peut-être juste cessé de se faire idées, pour éviter d'être déçus.
Une fois de plus, bien souvent.
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